Entretien croisé

Ugo Rondinone et Marc-Olivier Wahler, artiste et directeur du Palais de Tokyo

Une violence à assumer

Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2007 - 1357 mots

Marc-Olivier Wahler, directeur du Palais de Tokyo, à Paris, a donné carte blanche à Ugo Rondinone, commissaire de l’exposition «”¯The Third Mind”¯» (1). Entretien croisé.

Ugo Rondinone : Nous nous sommes rencontrés quand vous m’avez invité à exposer au Swiss Institute, à New York [en 2002]. Vous aviez accepté ma proposition d’intégrer Urs Fischer et John Giorno à mon exposition. Qu’avez-vous pensé quand vous avez compris que je n’allais pas faire une exposition personnelle ?
Marc-Olivier Wahler : Vous êtes un artiste curateur de votre propre travail. La façon dont vous mettez en scène des séries, dont vous abordez l’espace, est celle d’un curateur. C’était donc finalement tout à fait naturel qu’en envisageant votre travail dans l’espace du Swiss Institute, vous en veniez à considérer aussi le travail d’autres artistes.

U. R. : Mais n’est-ce pas frustrant quand on souhaite organiser une exposition personnelle d’un artiste, que celui-ci vous fasse une proposition qui contredit votre idée initiale ?
M.-O. W. : Non au contraire, j’aime travailler avec un artiste en mettant quelque chose sur la table et qu’ensuite cette chose se transforme. Je n’arrive pas avec une idée qui doit absolument être réalisée, mais avec une proposition qui peut ensuite être développée.

U. R. : En général, le directeur a une idée fixe et dirige l’artiste vers cette idée. Il me semble que vous renversez cette dynamique. Vous donnez une base qui est transformée par l’autorité de l’artiste.
M.-O. W. : Le curateur est celui qui est à l’écoute des artistes, mais c’est aussi un révélateur. Il doit être force de propositions, car il ouvre parfois des portes aux artistes et fait en sorte que leur travail évolue dans une autre direction.

U. R. : Le cas habituel est pourtant celui d’un directeur qui régit précisément le travail de l’artiste.
M.-O. W. : Pour ma première exposition au Palais de Tokyo, « Cinq milliards d’années » [en 2006], une exposition de groupe, j’avais une idée précise sur toutes les œuvres. Mais à partir de cette affirmation très forte, j’ai donné des cartes blanches à des artistes comme Olivier Mosset ou Peter Coffin pour finir presque en contradiction avec cette première affirmation. Il est important pour moi de montrer cette évolution.

U. R. : Choisissez-vous les artistes en fonction de leur travail ou parce que vous pensez qu’ils peuvent lancer une discussion avec les autres artistes ?
M.-O. W. : Non, vraiment à cause de leur travail, en fonction de la façon dont ils le développent et l’abordent. Les meilleures expositions que j’ai vues étaient organisées par des artistes. Ils ont des visions et des propositions qui ne ressemblent pas à celles de curateurs historiens de l’art. Je vous ai choisi à cause de la discussion que nous avons eue dans votre atelier, des artistes que vous collectionnez, et de votre façon d’analyser le travail des autres. Je ne pense pas que tous les artistes soient de bons curateurs, mais ce qui m’intéresse, c’est de travailler avec ceux qui ont une vision qui ne correspond pas à une vision traditionnelle du curateur. Le prochain que j’inviterai sera Jeremy Deller. Il va travailler sur l’idée de la collection, de l’archive. Il n’y aura à la limite aucun artiste dans l’exposition, c’est plutôt une collectivité globale qui sera invitée.Concernant « The Third Mind », avez-vous l’idée de cette exposition depuis longtemps ? Comment s’est-elle développée ?

U. R. : Je suis parti d’une chose familière, car comme vous le savez, je travaille chez moi et mon appartement est coupé en deux, une partie est l’atelier et l’autre l’habitation. Les murs sont couverts des travaux des artistes que l’on peut voir ici, au Palais de Tokyo, et cette stimulation est pour moi très importante.

M.-O. W. : Cette idée du cut-up, est-ce quelque chose qui illustre le propos de l’exposition ou qui est à la base d’une réflexion ?
U. R. : Pour moi, le cut-up, c’est un peu le principe de toutes les expositions de groupe. Le cut-up, permet de faire des connexions que l’on n’aurait pas faites si on avait eu une réflexion linéaire.

M.-O. W. : Quelle est l’influence de ces artistes que vous avez invités sur votre travail ? Bruno Gironcoli, par exemple, était votre professeur, mais y a-t-il à chaque fois une connexion avec votre travail ?
U. R. : Gironcoli a été mon professeur, mais le thème de son travail est celui de la polarité, l’énergie masculin-féminin. Cela m’intéresse aussi. Le point commun entre tous ces artistes, c’est que pour tous l’atelier est un lieu important, un lieu de retrait où ils développent leurs obsessions. Leurs travaux n’ont pas besoin d’une interaction avec un spectateur qui viendrait les compléter. Ils sont en autarcie.

M.-O. W. : Une œuvre qui développe son propre système.
U. R. : Je pense que tous ces artistes sont comme cela. L’atelier de Urs Fischer, c’est presque un journal. Il y a le journal intime de Joe Brainard, le journal de Jean-Frédéric Schnyder. Ce thème m’intéresse.

M.-O. W. : Si vous deviez continuer ou compléter cette exposition, comment évoluerait-elle ?
U. R. : Si je devais la continuer, j’éviterais d’ajouter des artistes. Il n’était pas possible d’inviter ici davantage d’artistes pour des questions d’assurance. Si je devais continuer cette exposition, je ferais le contraire, même si je ne sais pas à quoi cela correspond.

M.-O. W. : Y a-t-il des expositions qui vous ont marqué en tant qu’artiste ?
U. R. : Une expérience qui m’a marqué, c’est l’exposition de Jonathan Borofsky à Bâle [à la Kunsthalle en 1981]. Cet artiste n’est malheureusement pas dans l’exposition parce qu’il ne voulait pas refaire ici ces travaux que j’aime bien, les Berlin Dreams, des pièces murales. Son exposition était fascinante pour moi, car il a vraiment fait un travail de découpage de son travail, qui était aussi une sorte de journal à travers ces notes de rêves. Ces dessins peuvent devenir une peinture, qui peut évoluer en une peinture murale, qui peut se métamorphoser en une sculpture. Ce médium, qui peut en devenir un autre, m’a vraiment influencé.

M.-O. W. : D’autres expositions de groupe vous ont-elles marqué ?
U. R. : Peut être « Der Hang zum Gesammtskunstwerk » de Harald Szeemann [au Kunsthaus Zurich en 1983], fait de différentes couches accumulées dans son esprit.

M.-O. W. : Ce que je trouve fascinant dans votre travail, c’est cette façon qu’ont les œuvres d’être transitives. L’œuvre existe pour elle-même, elle a son autonomie, mais elle a cette force de remettre en contact avec d’autres choses. Votre exposition fonctionne selon le même principe. En tant que curateur, c’est aussi quelque chose que je recherche, donner la possibilité à chaque œuvre de s’exprimer, qu’elle développe sa propre aura, mais aussi qu’elle gagne un quotient schizophrénique et une capacité à cumuler les interprétations. Abordez-vous cela de manière conceptuelle ou intuitive ?
U. R. : Je pense que les travaux qui m’intéressent ont cette énergie de réponse. Le temps s’arrête pendant qu’on les regarde. Ce ne sont pas des travaux hystériques, ils sont bien dans leur peau et rayonnent.

M.-O. W. : Vous parliez de la violence nécessaire ou de la violence faite aux œuvres dans une exposition collective ?
U. R. : Le problème avec les expositions de groupe, et qui ne sera jamais résolu, c’est que les artistes ne font pas des œuvres dans l’idée qu’elles seront exposées avec celles d’autres artistes. La violence faite aux œuvres, c’est de les mettre dans une situation artificielle, forcée. Le commissaire prend une grande responsabilité, car il ne faut pas trahir l’intention de l’artiste par un cynisme personnel.

M.-O. W. : Les expositions de groupe ont pourtant un rôle à jouer dans le monde de l’art.
U. R. : Pour moi, c’est plutôt une accumulation d’informations, avec cette relation que l’on peut créer, cette sensibilité que l’on peut développer.

M.-O. W. : Une sensibilité générale ou pour celui qui l’organise ?
U. R. : Pour le spectateur. Il y a trois situations dans l’art : l’exposition personnelle, les expositions de groupe et l’art dans l’espace public. Certains artistes sont vraiment des catalyseurs, et leurs œuvres fonctionnent mieux dans des expositions de groupe.
La base pour organiser l’exposition pour moi, c’était le livre À rebours de Huysmans. Son protagoniste se renferme après avoir acheté un château. Il n’a plus de contact social et dans chaque chambre, il développe une obsession personnelle. Les artistes eux-mêmes ont cette façon de travailler.

(1) « The Third Mind », jusqu’au 3 janvier 2008, Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, Paris, tél. 01 47 23 54 01, www.palaisdetokyo.com 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°266 du 5 octobre 2007, avec le titre suivant : Ugo Rondinone et Marc-Olivier Wahler, artiste et directeur du Palais de Tokyo

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