Photographie numérique

Qui a peur du « tout digital » ?

La rupture imposée par la technologie paraît inéluctable

Le Journal des Arts

Le 1 avril 1994 - 1125 mots

De la photographie numérique, dont on parle beaucoup, on sait généralement peu de choses vraies. Dans le complexe encore flou des nouvelles technologies, elle focalise les enthousiasmes systématiques pour la nouveauté, les craintes de disparition d’un artisanat séculaire, les fantasmes du « tout est désormais possible ».

AIX-EN-PROVENCE - Objet de répulsion pour les tenants du "traditionnel" (la pellicule), objet de soins attentifs pour un hypothétique renouvellement de l’art contemporain, les "effets spéciaux" de la photographie numérique sont pour l’heure très utiles dans les travaux de publicité, notamment pour les cosmétiques, afin de gommer les apparences photographiques trop réalistes qui, décidément, sont moins prisées qu’on ne croit. Un colloque réunissait les 11 et 12 mars à l’École d’art d’Aix-en-Provence, sous l’égide de l’association Cyprès et de l’Observatoire de l’image, quelques spécialistes de la photographie, interrogateurs – plus qu’émules – de la photographie numérique, ce qui évitait d’emblée l’autocongratulation.

Numérisation contre empreinte
En quoi consiste "le numérique" ou plutôt la numérisation ? Conséquence de l’informatisation et de la transcription des signaux de l’information en suite de nombres (notamment dans les disques laser) codés en langage binaire, la technologie digitale (en opposition à l’analogique de l’empreinte photographique, du moulage, du dessin, etc.) engrange, sous forme de chiffres, les données qui lui permettent de restituer une image. Et c’est ce qui inquiète, car on peut travailler à volonté sur ces chiffres, les modifier, et composer ainsi une autre image qui n’aurait avec l’image originelle qu’un rapport fort lointain, pour ne pas dire contradictoire. Le premier usage médiatique de la méthode (élaborée pour des besoins militaires) serait, en 1982, une couverture du National Geographic pour laquelle on avait déplacé une pyramide de Gizeh qui télescopait le titre !

L’artiste Victor Burgin montrait une récente couverture de magazine américain visualisant le futur – mais improbable – frôlement des deux patineuses ennemies sur la glace de Lillehammer. Jusque-là, rien de trop scandaleux ; mais on conçoit qu’il est impossible, dorénavant, de maîtriser la dérive des images, et de différer l’impact bien connu de la chose vue, quand bien même une légende préciserait son degré de fiction. Si les artistes y voient une manière de renouveler un travail sur l’image – bien affaibli dans la dernière décennie –, les photographes, pour leur part, redoutent parfois la perte de contrôle de leurs propres images, car tout se passe, finalement, à l’insu des protagonistes : c’est une affaire de chiffres, qui codent une image ; une image telle que ses géniteurs ne savent plus en quoi elle est conforme à leurs vœux, et en quoi il y a dérogation, mais une image que la machine entérine, quoi qu’il arrive, sans sourciller. On peut ajouter une moustache gênante à tel pur démocrate, faire pousser des palmiers au pied de la tour Eiffel, mettre sur un corps une tête qui ne lui appartient pas, créer la véridique photographie d’un événement qui n’a pas encore eu lieu mais qui serait plausible... Le tout avec une illusion totale, car l’objet obtenu n’est autre qu’une photographie, sur papier photographique, ou un ektachrome d’une grande précision, et non pas un écran grossièrement photographié.

Une crise de confiance ?
Pour comprendre les enjeux et les potentialités de la photographie numérique – qui furent dûment discutés à Aix –, il faut au moins savoir que la numérisation peut intervenir à deux niveaux, comme l’a bien expliqué Michel Vaissaud, de Pictorial Service : directement à la prise de vue, grâce à des boîtiers qui ne s’encombreront plus de pellicule et de passage par un "négatif" ; ou ultérieurement, dans le stockage de l’image – de n’importe quelle image photographique actuelle ou passée –, disponible pour être revisitée par une lecture numérique, laquelle, techniquement parlant, peut tout se permettre. Toutes les craintes sont permises aussi : envahissement d’un néo-pictorialisme, c’est-à-dire d’une soumission à des esthétiques "artistiques" et perte de la "présence âpre du réel" propre à la photographie analogique, que soulignait le photographe Alain Buttard ; "disparition de l’autorité de la trace" lumineuse au profit d’une vitesse de traitement et de circulation d’information uniformément analysée (y compris le son), comme le soulignait Alain Renaud, chargé de mission à Télécom.

L’utopie d’une grande unification nous guette assurément. Mais la majeure partie des intervenants étaient favorables à une limitation des conséquences négatives, sur lesquelles personne ne peut légiférer, du reste. Dans ce domaine comme dans d’autres, mieux vaut prévoir les modifications que cela entraîne pour l’entendement, d’autant qu’elles sont déjà profondément en action chez les jeunes, habitués maintenant à l’évidence du monde digital. Pour Victor Burgin, nos vies sont gouvernées, cernées même, par des récits en provenance des médias (donc d’éthique incertaine) et non plus par des mythes. Et, pour s’éviter des colères froides, il convient d’abandonner tout de suite cette vieille idée – fausse – selon laquelle l’appareil photographique fonctionnerait comme l’œil humain dont il serait un substitut objectif, ou même cette fausse analogie qui circule entre le codage des neurones optiques et le langage informatique (Jean Le Rohellec, du Muséum d’histoire naturelle, fit à ce sujet un exposé remarqué). Dans un monde où tout réel est reconnu comme illusion, les comparaisons et les oppositions ne peuvent plus s’opérer entre le "naturel" et le "mécanique". C’est à savoir en effet lequel sera le plus menteur...

Nous approchons "d’une époque où personne ne pourra dire si une image est vraie ou fausse", selon Jacques Clayssen, de l’Observatoire de l’image. La photographie retrouvera alors sa fonction d’illustration, qui n’est pas de se vouloir entièrement exacte. J’ai pour ma part rappelé que l’empreinte photographique était déjà manipulable, et que nous lui accordions jusque-là une confiance limitée, en rapport avec la connaissance que nous avons du fonctionnement du dispositif. Les transformations technologiques que la photographie a connues en un siècle et demi ont profondément modifié la croyance dans la véracité de l’image jusqu’à nous amener à ce seuil où, peut-être, nous sommes prêts à entendre que l’ère de confiance est révolue. Puisque nous doutions de plus en plus de l’image photographique, nous douterons davantage de l’image numérique, en connaissance de cause. Plus difficile à analyser, la peur de ne plus pouvoir juger sur pièce, sur un document "formellement" authentique : pour le philosophe Bernard Stiegler, il y aurait là une peur du "fantômal", déjà à l’œuvre dans la photographie, l’appréhension des transformations mentales qu’impliquera une nouvelle étape de la saisie "discrète" – par éléments séparés – du savoir ; ce savoir que nous avons cru analogique aux effets continus de la vue, et qui pourrait lui aussi se retrouver par émiettement, par quantification atomisée.

La période actuelle est instable assurément, car nous sommes entre ces deux philosophies de lecture du monde ; la rupture qu’imposera la technologie pourrait ne pas être vécue comme un choc, mais elle paraît cependant inéluctable.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Qui a peur du « tout digital » ?

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