Quand Anthony Blunt subtilisait la couronne de Hanovre

Nouvelles révélations sur l’historien d’art espion

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 1 novembre 1994 - 1207 mots

À la fin de la guerre, l’historien d’art Anthony Blunt a subtilisé en Allemagne les trésors de la couronne de Hanovre pour les mettre en sûreté dans le château de Windsor. Étrange affaire, révélée par des archives officielles rendues publiques, qui livre un nouvel épisode dans la carrière déjà mouvementée d’un agent double au service de l’URSS.

LONDRES - Anthony Blunt, historien d’art et célèbre agent double au service des Soviétiques, a dérobé les joyaux de la couronne de Hanovre, en Allemagne, pour les mettre en sûreté au château de Windsor. Cette mission secrète, entreprise à l’initiative du roi Georges VI, est révélée par les archives officielles qui viennent d’être rendues publiques.

En décembre 1945, les trésors de la maison de Hanovre ont été emportés hors d’Allemagne "subrepticement" pour les mettre à l’abri d’une "saisie par les Russes ou par les Américains". Parmi les trésors ainsi dérobés par Blunt se trouvaient une couronne de diamants, de la vaisselle d’or, des bijoux, des emblèmes royaux et un grand nombre de miniatures.

Le rôle de Blunt dans l’affaire reste assez étonnant. En 1945, la plus grande menace contre les trésors de Hanovre venait des Russes plutôt que des Américains. Or Blunt était un agent soviétique, et il a pourtant empêché que les pièces ne fussent emportées à Moscou. A-t-il accepté cette mission pour prouver sa loyauté envers le roi d’Angleterre et détourner ainsi très habilement tous les soupçons qui auraient pu peser sur lui ? Le mystère demeure…

Cette opération des services secrets britanniques jette néanmoins une lumière nouvelle sur la nomination de Blunt comme conservateur des Peintures du Roi, par Georges VI, quelques mois auparavant. Cela suggère que le roi d’Angleterre avait probablement compris, à ce moment-là, qu’un homme réunissant en lui le savoir d’un historien d’art – grand spécialiste en particulier de Nicolas Poussin – et l’habileté d’un agent secret pouvait être précieux pour sauver d’Allemagne des trésors royaux.

Le major Blunt – c’était alors son grade – a connu plusieurs affectations durant la Seconde Guerre mondiale. En 1940, il rejoignait le service de contre-espionnage britannique (le fameux "M 15"). On ne savait pas, naturellement, qu’il travaillait en agent double pour les services secrets soviétiques. Blunt était en même temps directeur adjoint de l’Institut Courtauld. En avril 1945, un mois avant la fin de la guerre, Blunt succéda à Kenneth Clark comme conservateur des Peintures du Roi.

Pillage de guerre
Bien que la mission de Blunt eût le soutien déclaré de la Couronne, le gouvernement britannique était inquiet. La récupération d’œuvres d’art en Allemagne pouvait être considérée comme pillage de guerre. Un document secret – aujourd’hui accessible – révèle le principal souci du Foreign Office : "ne pas offrir le mauvais exemple".

En décembre 1945, Blunt rencontra le prince Ernst August, alors chef de la maison de Hanovre. Il lui dit sans doute que les trésors familiaux risquaient d’être confisqués par les Russes ou par les Américains et qu’ils seraient plus en sécurité en Angleterre. Une note du Foreign Office, assez embarrassée, reconnaissait quelque temps plus tard que ces trésors étaient parvenus en Angleterre "de manière non officielle, sans déclaration de douane", et qu’ils étaient dans un coffre-fort au château de Windsor.

Le ministère redoutait en fait que les Américains n’apprennent cette opération. Georges VI fut informé de ces craintes et l’on décida de restituer une partie du trésor de Hanovre, en ne gardant que les pièces "qui auraient pu être attribuées à la famille royale d’Angleterre lors de la séparation des Couronnes du Royaume-Uni et de Hanovre, en 1837".

La formulation est étrange puisqu’aucune des pièces apportées à Windsor n’avait été réellement dévolue à la reine Victoria. Les éléments conservés furent enregistrés dans un inventaire d’objets précieux "placés en dépôt au château de Windsor" ; ils sont décrits officiellement comme le "reliquat" de ce que Blunt avait emporté d’Allemagne, sans aucune mention précise des pièces qui avaient fait l’aller et retour.

De nouveaux problèmes surgirent en 1952, lorsque la reine Elizabeth voulut acheter une couronne de diamants qui était parmi les joyaux de Hanovre gardés à Windsor. Il s’agissait de la couronne de la reine Charlotte, épouse de Georges III. Le ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden, déconseilla cet achat à la reine, sans doute parce qu’il aurait pu attirer l’attention sur l’étrange "dépôt". La reine se rangea à cet avis et l’on pense que la couronne de la reine Charlotte fut discrètement renvoyée en Allemagne en 1960, à l’occasion du mariage du prince Welf, membre éminent de la famille de Hanovre. En 1963, le prince Ernst August, fils (et homonyme) de celui qui avait laissé partir les trésors en Angleterre, demandait leur restitution.

Le problème fut abordé au cours d’un "excellent dîner" [sic], le 21 novembre, en présence de Robin Mackworth-Young, bibliothécaire royal, et de Bernard Ledwige, chef du département Occident au Foreign Office. La présence des trésors de Hanovre à Windsor était toujours un secret et les archives confirment que "le gouvernement allemand ignorait qu’ils étaient là".

Restituer de manière discrète
Dans un document du 27 novembre, Ledwige écrit que le prince Ernst August souhaite le retour des pièces "par une voie qui éviterait d’attirer l’attention des autorités allemandes", à cause de certaines difficultés "sur les titres de propriété ou sur la légalité de l’exportation en 1945". Ledwige traduit en clair : "Le gouvernement fédéral, voire celui de la R.D.A., pourrait demander des comptes, puisque l’on pensait officiellement là-bas que les précieuses pièces avaient été dérobées dans un château situé en zone soviétique". Le prince Ernst August exprimait l’espoir que "si les biens pouvaient lui être restitués de manière discrète, nulle question gênante ne serait posée". Il souhaitait donc que les trésors fussent acheminés à Bonn par la valise diplomatique, ce qui aurait évité tout passage en douane.

La reine accepta d’abord cet arrangement, mais le Foreign Office s’aperçut que ce transport par valise diplomatique aurait enfreint la Convention de Vienne, la valise diplomatique ne devant être utilisée que pour des propriétés officielles du gouvernement qui l’achemine. En outre, aucune responsabilité n’aurait pu être reconnue au cas "très improbable" où les joyaux auraient été "égarés durant le temps que le messager de notre Gracieuse Majesté les avait en garde". La conclusion du Foreign Office était sans appel : "Il pourrait être fort gênant pour notre ambassade à Bonn –  sans parler de l’embarras de la famille royale – que l’on vînt à savoir que nous avons utilisé la valise diplomatique de façon non conforme aux usages internationaux."

Les papiers récemment ouverts à la consultation s’arrêtent en janvier 1964. À cette date, la reine avait donné son accord pour la restitution des trésors de Hanovre, qui a sans doute eu lieu cette même année.

Interrogé en octobre, le conservateur du musée du château familial des Hanovre à Marienburg a affirmé ne rien savoir à ce sujet. Selon lui, il est vraisemblable que ces pièces sont à présent en possession de la famille de Hanovre. De son côté, un porte-parole des collections royales d’Angleterre a déclaré que les trésors de la famille de Hanovre avaient été apportés en Angleterre "pour les préserver des pillages qui avaient lieu en Allemagne en 1945". Il a ajouté que ces pièces "avaient été retournées depuis, à la demande du prince de Hanovre."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°8 du 1 novembre 1994, avec le titre suivant : Quand Anthony Blunt subtilisait la couronne de Hanovre

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