Paris est une source d’images inépuisable pour les photographes

Dès le daguerréotype, ils ont été fascinés par ses monuments et ses perspectives

Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2000 - 1965 mots

Que Paris soit devenue la capitale de la photographie est incontestable. S’il y a à cela des raisons historiques (ville de la naissance de la photographie), et culturelles (un certain nombre d’institutions dévolues à la photographie), la fréquentation touristique en fait aussi la ville la plus photographiée du monde. Et cela ne date pas de l’essor du tourisme. Il y aurait donc à Paris des qualités d’un autre ordre, des conjonctions, des permanences, qui privilégient le lien à la photographie ? Pour la célébration de l’an 2000, Paris s’est imposée au Mois de la Photo (qui fête ses vingt ans) comme le thème rêvé, sans aller cependant jusqu’à en faire un vrai « sujet » d’étude et de réflexion.

Célébrée depuis le début du siècle comme “Ville lumière” sans qu’on sache vraiment pourquoi (mais le slogan est constamment repris), Paris ne doit certainement pas aux fascinations de la lumière électrique d’avoir été autant photographiée ; en revanche, l’invention du daguerréotype par Daguerre, qui a lieu à Paris, n’est pas étrangère au paysage architectural déjà exceptionnel d’une ville qui va s’embellir pendant tout le XIXe siècle, jusqu’à devenir propice à tous les poncifs de la photographie, des pires et des meilleurs.

Le premier daguerréotype de Daguerre est une vue du boulevard du Temple prise de son appartement, et l’un des suivants montre la Seine, les quais, et le palais du Louvre en arrière-plan. D’emblée, la photographie est orientée vers cette fonction : faire carte postale, c’est-à-dire des minitableaux d’une “vue” (ce que Niépce appelait plus justement un “point de vue”). Déjà en 1989, pour le cent cinquantenaire de l’invention, l’exposition “Paris et le daguerréotype” au Musée Carnavalet avait exploré cette passion de la nouvelle technologie de l’image pour la physionomie d’une ville, dont les habitants restaient encore inaccessibles au médium (un temps de pose trop long étant requis).

Une ville de perspectives
Si l’architecture est le sujet principal du daguerréotype, lui donnant d’emblée une fonction documentaire, c’est bien en raison des contingences techniques. Mais on peut noter aussi que cette adéquation entre une procédure d’élaboration des images et la nature spatiale et géométrique d’une ville est propre à Paris et n’existe dans aucune autre ville : Londres, malgré l’invention du calotype par Talbot est peu photographiée dans les années 1840. D’autres critères associatifs rentrent donc en compte, tels que l’ensoleillement et la luminosité du ciel, ou la présence de fabricants d’optique et de chambres noires. Mais surtout Paris est une ville de perspectives et de monuments, le tout articulé autour de la Seine et de ses courbes.

La disposition radiale des quartiers autour du centre historique, le serpent du fleuve vers lequel convergent les artères, les nombreux ponts en constante augmentation ou renouvellement, les places, fontaines et autres éléments de diversification du tissu urbain, en font une structure unique, observable parfois d’un point haut, et en particulier du centre traditionnel, les tours de Notre-Dame. Les daguerréotypes de Paris sont une suite de “vues d’histoire”, des perspectives à la fois temporelles et spatiales, où le développement urbain, la croissance, l’accumulation et l’agencement volontaire sont rendus visibles. Les monuments eux-mêmes, adéquatement disséminés dans la ville, rappellent, comme leur dénomination l’indique, un point d’histoire dont ils sont l’indice visible : les Invalides, l’arc de Triomphe, le Louvre, la Concorde, le Panthéon, Sainte-Geneviève, les Tuileries, l’Hôtel-Dieu, la Conciergerie. On aurait peu de peine à démontrer que la photographie, désormais, participera de la création de la notion de monument historique, qui n’était qu’en germe au début du siècle. Et la Révolution, en fait, si décriée pour sa violence, aura laissé quasi intacte la ville d’Ancien Régime. Le daguerréotype, invention poussée par les républicains, autour d’Arago, pourra être utilisé pour une reconnaissance de l’espace du citoyen (celui qui habite la cité, et quand on sait que le centre de Paris est nommé la Cité…).

Quelque peu popularisées par les gravures qui en seront tirées, les vues de Paris deviendront le modèle de cette activité appliquée dans d’autres villes : non qu’elle ait remplacé les gravures et lithographies très répandues, mais la vue de ville sert de support à l’essor de la photographie, et lui donne une fonction en même temps qu’elle ouvre un nouveau marché. L’élan photographique étant lancé, il ne faiblira jamais à Paris ; il n’y aurait guère que Rome qui puisse rivaliser, pour des raisons assurément très différentes, principalement liées à l’histoire des arts et à la religion catholique. Au fur et à mesure des développements techniques de la photographie, qui facilitent son usage – le négatif-papier puis le collodion sur verre – le nombre des ateliers ne cesse de croître pour atteindre plusieurs centaines, dont beaucoup se consacrent au portrait, quand d’autres alimentent le marché florissant du nu et de l’érotisme. Paris reste toutefois un “sujet”, documentaire et artistique, optique et sentimental : c’est une ville où le regard du déambulateur est constamment attiré dans plusieurs directions, où la vue est aussi séduisante à droite qu’à gauche, avec des échappées inattendues dans des rangées d’immeubles équilibrés bien qu’imparfaitement alignés.

Une source d’images
Paris devient alors une source d’images inépuisable. Parce qu’il est bien plus facile de “prendre un point de vue” avec une chambre noire, pour faire un essai, quitte à aller se placer plus loin pour une autre vue. L’artiste, comme l’observateur, découvre une multiplicité de modes de vision qui ne soient plus frontaux, mais obliques, et qui associent différents éléments hétéroclites, tant la photographie se prête à l’enregistrement de toutes les réalités, y compris les plus prosaïques. La photographie ne nettoie pas l’espace, elle n’arrange rien, elle retient tous les indices de la vie réelle. Et sans doute, Paris prend, en image, une autre allure, à mesure que l’on peut enregistrer sur la plaque les figures des passants, les fiacres, et même les chiens. C’est bientôt une ville habitée qui apparaît dans toute sa véracité, synthétisée par l’œil mécanique du photographe. Bayard, Charles Nègre, Le Secq (et même Talbot lors d’une visite en 1843) sont des adeptes de cette religion du vrai. Blanquart-Évrard publie de 1851 à 1853 Paris Photographique, dont certaines vues sont dues à Le Secq et Marville.

Mais ceux-ci dressent un état des lieux ; ce sont bientôt les travaux incessants des années 1850 (construction du Louvre, par Baldus) et des années 1860 (percée de rues par Haussmann) qui vont susciter l’intérêt des photographes. Marville devient le photographe attitré de la Ville de Paris et dresse l’inventaire visuel des vieilles rues du centre, en appliquant une systématique du cadrage et de la fuite des lignes. Le flambeau sera repris, on le sait, par Atget, avec une poésie et une nostalgie propres au début du XXe siècle : ses quelque milliers de vues des rues et des immeubles sentent la fin d’une époque, que l’on dit encore “belle”.

Avec l’instantané, avec les appareils manuels comme le Kodak, avec les petits formats des années vingt comme l’Ermanox ou le Leica, Paris n’a rien perdu de ses attraits : à la vague des grands amateurs 1900 (comme Demachy, Lartigue ou Aurelio de Paz dos Reis) souvent doublés par des fournisseurs de clichés pour la presse (Géniaux, Vert) va succéder la génération des professionnels-artistes que sont Kertész, Krull ou Brassaï, enclencheurs d’une nouvelle sensibilité sur laquelle s’appuieront tous les artisans photographes des années trente, qu’ils travaillent pour la presse ou qu’ils s’attachent à une œuvre plus artistique et personnelle.

C’est du reste auprès de ces étrangers, arrivés souvent dans les années vingt, que Paris trouve le plus de résonance, et son renouveau imagé. Indiscutablement fascinés par une ville incomparable à aucune autre, et qui jouit dans le monde d’une grande réputation d’esthétisme et de vitalité, ils ne connaissent pas la tendance à la compassion des autochtones, et vont donner leur propre version de la vie parisienne : son trafic, ses points de vue en hauteur, ses places, ses foules, sa vie nocturne. La ville “fait livre”, son unité est réductible à un livre, c’est-à-dire à une unité discursive, à une suite d’images associées les unes aux autres : Krull publie en 1929 Cent fois Paris, Brassaï Paris de nuit (1932), Kertész, Paris vu par A.K. (1934) ; ainsi sont fixés des standards éditoriaux qui s’appliqueront à d’autres villes, et sont souvent repris par bien d’autres photographes (de Izis, Paris des rêves, 1950, aux Instantanés de Paris de Doisneau, 1955).

Paris en 3D
L’invention de la stéréoscopie dans les années 1850 était une révolution de la vision photographique : elle permettait, avec seulement deux photographies prises simultanément d’un point donné, ensuite accolées sur un carton, et à l’aide d’une lunette spéciale, de restituer tout le relief de la ville, et même de l’exagérer quelque peu. Il était naturel que d’emblée sous le Second Empire, Paris devienne la ville la plus stéréoscopiée puisqu’elle faisait abondance, déjà en vues planes, de perspectives, d’effets optiques de lignes fuyantes et de plans étagés. La ville photographiée devient un spectacle qui, pour l’homme du XIXe siècle, est aux limites de l’illusion diabolique.

La stéréoscopie joue d’un pouvoir de fascination qu’elle ne perdra qu’avec le cinéma ; en effet, bien que les vues soient souvent dites “animées”, car elles montrent l’animation des figures de la rue, rien ne bouge, mais c’est l’œil qui plonge dans l’espace et voyage entre les plans. La grande exposition “Paris en 3D”, au Musée Carnavalet, musée de l’histoire de Paris, explore, à travers les diverses techniques vouées à la stéréoscopie jusqu’au XXe siècle (daguerréotypes, vues sur verre ou papier, monochromes ou en couleurs) tous les thèmes de l’architecture, de la vie quotidienne, du théâtre, des événements, des expositions universelles, des fêtes et foires, de l’érotisme ou encore de la Commune de Paris (1871) qui ont fait l’étonnement et l’éducation de plusieurs générations (la production représente des dizaines de milliers de vues différentes, diffusées alors dans les boutiques de jeux et d’imagerie).

L’association de l’exactitude photographique et de la restitution du relief ne s’arrête pourtant pas à la stéréoscopie : la photosculpture inventée par Willème en 1862 permet de réaliser un buste, à partir de multiples photographies sous plusieurs angles. À la fin du siècle, Louis Ducos du Hauron invente les anaglyphes (terme barbare désignant un procédé où les deux photographies coloriées en bleu et rouge sont regardées avec une simple lunette bicolore). La simplicité du procédé et de sa mise en œuvre en fera une technique populaire jusqu’aux années soixante, aussi bien pour la publicité de produits, que pour les nus, les vues aériennes, ou le tourisme culturel (monuments, zoos, musées).

Le “3D” ou vision en relief étant une illusion perceptive créée par le cerveau, il fallait s’attendre à ce que des procédures optiques scientifiques soient à l’origine d’autres effets, plus ou moins difficiles à mettre en œuvre : la photostéréosynthèse de Louis Lumière (1920) – portraits de personnalités –, les réseaux lignés d’Estanave et les réseaux lenticulaires de Maurice Bonnet, pour l’exploitation desquels il crée en 1937 la Relièphographie et ouvre un studio de portraits sur les Champs-Elysées (en noir ou en couleurs). En 1967, la société Relieforama exploite le procédé pour des publicités en couleurs (Suralo, Pierre Cardin, champagne Castellane).

L’hologramme, qui se développe avec l’apparition du laser, prendra la suite avant que n’apparaisse la “réalité virtuelle” produite par un logiciel. Paris en 3D ne sera pas qu’une archéologie de l’illusion de profondeur ; de nombreux artistes revisitent ces procédés depuis quelques années (la stéréoscopie, les anaglyphes, les réseaux lenticulaires, etc.), sans doute insatisfaits de la plate image simplement photographique. Paris voudra rester une ville du toucher visuel, de l’expérience de la distance et de la subtilité optique, de la déambulation de rue en rue, telle que seule la rectitude photographique lui avait jusqu’alors reconnu et développé ces qualités.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Paris est une source d’images inépuisable pour les photographes

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