Allemagne-Russie

Mystère autour d’un Van Gogh

\"La Maison blanche\" a-t-elle été volée au musée de l’Ermitage et remplacée par une copie ?

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 1123 mots

Des directeurs de musées allemands, membres de la commission germano-russe de restitution des biens culturels, ont pu examiner à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg les tableaux de la collection Krebs, saisie en Allemagne par l’armée Rouge. Ils ont été intrigués par un Van Gogh, La Maison blanche, qui se trouvait être une copie de l’original. Celui-ci pourrait donc avoir disparu.

LONDRES - Ce tableau de Van Gogh faisait partie d’une très importante collection allemande d’œuvres impressionnistes et postimpressionnistes, rassemblée vers 1920 par un industriel, Otto Krebs, à Holzdorf, près de Weimar. Celui-ci avait acquis quatre-vingt-dix-huit œuvres d’art, dont vingt et un Signac, dix Renoir, six Fantin-Latour, cinq Cézanne, un Van Gogh, un Gauguin, un Monet, un Pissarro, des Degas, Manet, Matisse, Picasso, Sisley et Toulouse-Lautrec.

Les toiles de cette collection restent mal connues, car aucune d’elles n’a été exposée depuis plus de soixante ans. À la mort d’Otto Krebs, en 1941, les toiles avaient été mises à l’abri dans sa cave. En avril 1945, Holzdorf a été libéré par les troupes américaines.

L’occupation russe
Trois mois plus tard, au moment de remettre ce secteur aux Soviétiques, les Américains ont voulu emporter les toiles dans leur zone d’occupation, en Allemagne de l’Ouest, mais les autorités locales s’y sont opposées.
Holzdorf est devenu le quartier général de Vassili Tchouikov, le général chargé de l’administration militaire soviétique en Thuringe. En 1952, après le départ de l’armée Rouge, on a constaté que les toiles avaient disparu. Seul un inventaire de la collection a été trouvé dans la cave. Il n’existe pas de photographies en couleurs des œuvres, auxquelles les spécialistes n’avaient pas accès. Les documents secrets soviétiques, accessibles depuis trois ans, ont confirmé que les tableaux avaient été transportés à Léningrad, comme on le redoutait. Un inventaire de l’Ermitage, daté du 16 juin 1957, montre que le musée en conserve soixante-dix-huit. La localisation des vingt derniers reste inconnue.

Récemment encore, les Russes refusaient d’admettre que la collection était conservée en Russie, mais, le 21 novembre dernier, cinq directeurs de musées allemands, membres de la commission germano russe de restitution des biens culturels – Rolf Bothe, de Weimar, Werner Schmidt, de Dresde, Wolf-Dieter Dube, de Berlin, Hans Joachim Giersberg, de Potsdam, et Siegfried Salzman, de Brême –, ont pu la voir avec l’accord du directeur de l’Ermitage, Mikhail Pietrovski. Ils ont disposé d’une heure pour examiner rapidement les toiles, sorties des réserves. Elles leur ont paru en bon état. C’est alors qu’on leur a présenté le tableau de Van Gogh.

Van Gogh a peint cette toile nocturne, avec trois figures de femmes, à Auvers, moins de six semaines avant sa mort. Il la mentionne dans une lettre du 17 juin 1890 adressée à son frère Théo : "Dans ce moment, j’ai deux études en train, l’une un bouquet de plantes sauvages... La deuxième étude, une maison blanche dans la verdure, avec une étoile dans le ciel de nuit , une lumière orangée à la fenêtre et de la verdure noire et une note rose sombre. Voilà tout pour le moment." Cette toile, de 59,5 x 73?cm, a été exposée pour la dernière fois en 1928. Un porte-parole du Musée de Weimar a déclaré à The Art Newspaper : "La peinture de La Maison blanche semblait toute fraîche, comme si la toile avait été exécutée il y a un an ou deux. Les coloris étaient trop vifs pour un Van Gogh datant d’un siècle, et le travail du pinceau avait quelque chose de plat et de mécanique."

Une toile volée sur le marché international ?
Quand les Allemands ont demandé s’il n’était pas possible que l’original ait été remplacé par une copie, étant donné l’aspect de la toile, les conservateurs de l’Ermitage ont paru "très embarrassés".

Les craintes concernant l’éventualité du vol de ce Van Gogh se sont renforcées en décembre, lorsque James Roundell, spécialiste de l’impressionnisme chez Christie’s, à Londres, a reçu une proposition de vente. Celle-ci émanait de M. Gerhard Novak, affirmant servir d’intermédiaire pour un "client" de l’ancien bloc soviétique, qui souhaitait vendre le tableau. Le client de Gerhard Novak pourrait être originaire de l’ex-Yougoslavie. Il exigeait 900 000 DM (3 millions de francs), un montant dérisoire par rapport à la valeur de la toile, estimée à environ 150 millions de francs. Gerhard Novak, qui vit près de Francfort, semblait ignorer la provenance du tableau. James Roundell a déclaré à The Art Newspaper : "La toile ne nous a pas été présentée, mais si elle l’est, Christie’s fera tout son possible pour qu’elle soit rendue à ses propriétaires légitimes."

Lorsque l’Office des œuvres d’art perdues, – Art Loss Register –, à Londres, a appris que La Maison blanche était offerte sur le marché, il a alerté le Musée de Weimar. Rolf Bothe, son directeur, a alors demandé à l’Ermitage de comparer la version qu’il conservait avec une photographie en noir et blanc de l’original. Boris Asvaritch, l’un des conservateurs, a répondu que la toile de Saint-Pétersbourg était "semblable" à la photo. La commission allemande de restitution des biens culturels demande à l’Ermitage de l’autoriser d’urgence à faire un examen approfondi de l’œuvre.

La reconnaissance par le Musée de l’Ermitage de la présence des toiles de Krebs dans ses collections va entraîner l’ouverture de négociations, qui pourraient aboutir à leur retour en Allemagne, moyennant compensation. Les autorités allemandes envisageraient d’accorder des fonds destinés à la conservation, dont l’Ermitage aurait grand besoin.

Un imbroglio juridique
Toutefois, étant donné que les tableaux ont appartenu à un particulier, les autorités russes voudront recevoir l’assurance que Krebs n’a jamais collaboré avec les nazis et que les peintures n’ont pas été acquises auprès de Juifs obligés à fuir l’Allemagne. Si les Russes acceptent le retour de la collection Krebs en Allemagne, ils créeront un véritable imbroglio juridique, car il faudra décider qui en est le propriétaire légitime. Krebs, qui n’avait pas d’héritiers directs, a légué ses biens à l’université d’Heidelberg pour la recherche médicale. Or ce fonds d’aide humanitaire n’existerait plus.

Où irait la collection ?
Le Musée de Weimar pourrait certainement abriter la collection, mais Holzdorf, là où la collection a été créée à l’origine, dépend du comté de Weimar et non de la ville même. Dans ces conditions, c’est le comté de Weimar, ou le gouvernement fédéral, qui pourraient recueillir la collection. Rolf Bothe en convient : "La question légale de la propriété est complexe. J’aimerais beaucoup que les tableaux Krebs reviennent en Allemagne et notre musée de Weimar conviendrait très bien pour les abriter." Il ajoute que pour le moment, s’il s’intéresse à la collection, c’est en sa qualité de membre de la commission germano-russe de restitution des biens culturels
Il reste enfin une autre possibilité : celle que des parents éloignés d’Otto Krebs se fassent connaître et prétendent à la succession.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Mystère autour d’un Van Gogh

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