Même les peintres montent sur scène !

Ballets russes, balais à ciel : le mariage de la danse, du théâtre et des arts visuels

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 22 janvier 1999 - 2310 mots

Jusqu’au 21 mars, le Musée Picasso à Antibes présente « Picasso et le théâtre », une exposition consacrée aux décors qu’il a réalisés pour Œdipe Roi, la pièce de Sophocle montée par Pierre Blanchar, sur une musique d’Arthur Honegger, au Théâtre des Champs-Élysées en 1947. Œdipe Roi est loin d’être la seule participation du peintre au théâtre et à la danse, de même que Picasso n’est pas le seul artiste du XXe siècle à avoir goûté aux joies de la scène.

Une série de dessins, des décors et des costumes, des archives de l’époque, des photographies, une maquette du décor réalisée spécialement pour l’exposition, un catalogue de soixante-dix pages, et des textes de Pierre Daix et Marie-Noëlle Delorme... voilà de quoi donner un avant-goût de l’implication et de la passion de Picasso pour la scène, mais qui est loin d’en donner la mesure exacte. Une mesure que Stravinski saluait de ces mots : “L’extraordinaire sens du théâtre que possède cet homme exceptionnel”...

C’est par Olga, sa première épouse, danseuse des Ballets russes, que Picasso entre en théâtre. En 1917, il participe à une aventure exceptionnelle, celle de Parade que monte Serge de Diaghilev. Un livret de Cocteau, une musique de Satie, une chorégraphie de Massine et des décors de Picasso. Parade fait scandale, réjouit les uns, horrifie le plus grand nombre et fait dire à Francis Poulenc que “chaque art ruait dans les brancards”. Coup d’essai, coup de maître. Coup de cœur également, car la collaboration entre Picasso et les Ballets russes va s’accélérer. Ce seront, coup sur coup, Le Tricorne (1919), Pulcinella (1920), Cuadro Flamenco (1921), Le Train Bleu (1924), Mercure (1924 aux Soirées de Paris d’Étienne de Beaumont, puis repris en 1927 par les Ballets russes), avant que Picasso n’oublie Olga, s’éloigne de la scène et se consacre exclusivement à la peinture.

Cette intrusion du maître du XXe siècle dans le spectacle, pour fulgurante, bouleversante et spectaculaire qu’elle fût, s’inscrit néanmoins dans une tendance qui marque fortement le tournant du siècle, celle de la “fusion de tous les arts”. Dans le catalogue de l’exposition “L’art et la scène”, Christian Arthaud en fait remonter l’émergence au Théâtre d’Art à Paris, où le jeune poète Paul Fort fait jouer Maeterlinck et Mallarmé dans des décors peints par Gauguin, Bonnard, Vuillard et Sérusier, mais il faut attendre Lugné-Poe et son Théâtre de l’Œuvre, en 1893, pour que la fusion opère, faisant se mêler Ibsen, Bataille, Jarry et Maurice Denis, Valtat, Toulouse-Lautrec... Jarry reprendra le flambeau en faisant donner, en 1896, son Ubu Roi dans des décors et des masques de Bonnard, Sérusier, Toulouse-Lautrec, Vuillard et Ranson.

Les Ballets russes
C’est en 1909 que tout explose. Voici qu’apparaissent les Ballets russes de Diaghilev. L’Oiseau de feu, L’après-midi d’un faune, Le Sacre du printemps, entre autres, sont des révélations et des révolutions. On ne parle plus à Paris que de Stravinski, de Fokine, de Golovine, de Nijinski, de Bakst, de Larionov, de Gontcharova... Ce ne sont, souligne Christian Arthaud, “que fresques bigarrées, rythmes sauvages, chatoiements”. La nouveauté, l’invention, la sensualité, la vigueur des Ballets russes ne manquent pas d’attirer tout ce que la France compte de créateurs : Picasso, Braque, Miró, Rouault, Max Ernst, Utrillo... vont participer à l’aventure. Les décors de Gontcharova pour le Coq d’Or (1914) précèdent ceux de Parade (1917) par Picasso et de Cléopâtre (1918) avec des costumes de Robert et Sonia Delaunay. En 1919, les Ballets russes donnent La Boutique fantasque et Le Tricorne dans des décors, respectivement, de Derain et Picasso. Suivront Matisse avec Le Chant du rossignol (1920), Survage avec Mavra (1922), Marie Laurencin avec Les Biches (1924), Max Ernst et Joan Miró avec Roméo et Juliette (1926), Gabo et Pevsner avec La Chatte (1927), Rouault avec Le Fils prodigue (1929), Chirico avec Le Bal (1929)...

Miracle des décors des Ballets russes qui passaient, avec une intuition exceptionnelle, d’une tendance artistique à l’autre et voguaient du baroque le plus délirant au constructivisme le plus épuré, en passant par le cubisme, le fauvisme ou le naïf.

Sollicité pour Le Chant du rossignol, Matisse déclarait : “Vos Russes attendent de moi de la violence ? Pas du tout, je vais leur apprendre ce qu’est le dosage de la couleur selon la tradition française : deux couleurs pâles et un blanc pur. Et cela enfoncera toutes leurs gueuleries.” En réalité, les “Russes” n’attendaient rien. Ou plutôt, ils attendaient tout, et vingt ans durant, de 1909 à 1929, ils ont opéré à la manière d’un aventureux musée d’art contemporain, révélant aux yeux de leurs contemporains les talents plastiques d’artistes aussi divers que Balthus ou Masson, Jean Hugo ou Christian Bérard...

Exemple phare, les Ballets russes ne sont pas seuls. De son côté, Étienne de Beaumont passe commande pour ses “Soirées de Paris”, avec le même goût pour la fusion des arts et la même qualité d’œil. Particulièrement à Derain qui signe, en 1924, le merveilleux Gigue, danses sur des thèmes classiques. Jusqu’en 1955, Derain signera les décors de nombreuses pièces et de nombreux ballets, notamment Les Songes (1933) pour Edward James, Que le diable l’emporte (1948) pour Roland Petit et Les Femmes de bonne humeur (1949) pour le marquis de Cuevas.

Autre peintre, hardiment monté sur scène, Raoul Dufy qui va, en 1920, participer à une autre aventure exceptionnelle, celle du Bœuf sur le toit, sur un livret de Jean Cocteau et une musique de Darius Milhaud. Le succès du Bœuf entraîne celui de Dufy, qui ne cessera jusqu’en 1950 de concevoir des décors, dont l’ultime sera L’Invitation au château de Jean Anouilh, montée à New York.
Une multitude d’expériences et d’expérimentations donc, mais éparses et dont aucune n’aura la force, l’exemplarité des Ballets russes, si ce n’est celle des Ballets suédois.

Les Ballets suédois
Le vent d’est avait conduit les Ballets russes jusqu’à Paris. C’est qu’à l’Est, il y avait du nouveau : dès le début du siècle, les tentatives s’étaient multipliées à Moscou et à Saint-Pétersbourg, mais l’étroitesse de la scène russe avait mené Diaghilev et ses troupes jusqu’à Paris et à Monte-Carlo. Pourtant, voici qu’arrivait Octobre 1917 et, dans son élan, une aspiration au partage de tous les savoirs, de toutes les richesses, de tous les arts, de toutes les expressions. Constructivistes en tête, les artistes affrontent les feux de la rampe tout autant que les spectacles de rue et font flèche de tout bois : Larionov, Koudriashev, Pougny, Sonia Delaunay, Gontcharova, Vesnine, Stepanova, Popova, les frères Stenberg, Tatline, Threlitchev, El-Lissitzky, Malevitch, Rodtchenko mettent la main à la pâte. Las, le durcissement léniniste final, l’avènement du stalinisme leur couperont vite les ailes. Certains rentreront dans le rang, d’autres disparaîtront, d’autres encore rejoindront la France et rencontreront Serge de Diaghilev, Étienne de Beaumont ou encore Rolf de Marè.

Plus à l’ouest, à Weimar, en Allemagne, la jeune république tentait elle aussi de se donner des ailes. Au sein du Bauhaus créé par Walter Gropius, l’un des professeurs, Oskar Schlemmer, tente de théoriser sa vision d’un art global, total. Le Ballet triadique et le Cabinet figural, tous deux en 1922, puis les Danses de l’espace en 1926 et les Danses des bâtons en 1927 seront la concrétisation de la primauté donnée aux effets visuels. Primauté plutôt asséchante qu’évitera avec maestria son collègue du Bauhaus, Vassili Kandinsky, en montant, en 1923, ses Tableaux d’une exposition sur une musique de Moussorgski.

Le vent du nord qui amènera jusqu’à Paris Rolf de Marè, fondateur des Ballets suédois, et son chorégraphe Jan Börlin. Paris s’enflammera à nouveau et le Théâtre des Champs-Élysées, port d’attache loué par Marè, deviendra le temple de la modernité cinq ans durant, de 1920 à 1925. En tout juste cinq ans donc, les Ballets suédois vont provoquer de nouvelles fusions, de nouvelles rencontres, de nouvelles associations, toutes plus flamboyantes les unes que les autres, et au sein desquelles l’humour occupe autant de place que la provocation.

Ce sont d’abord Paul Colin avec Sculpture nègre (1920), sur une musique de Poulenc, puis Bonnard avec Jeux (1920), sur une musique de Debussy, qui font courir tout Paris. Mais le coup de tonnerre éclate en 1921, avec une bouffonnerie irrésistible de Jean Cocteau, Les mariés de la Tour Eiffel, qui réunit les musiciens du groupe des Cinq, Germaine Taillefer, Francis Poulenc, Arthur Honegger, Georges Auric et Darius Milhaud, ainsi que Irène Lagut et Jean Hugo pour les décors, les costumes et les masques.

Puis vient l’apothéose avec deux spectacles étonnants, Skating Ring (1922), sur une musique de Honegger, et La Création du monde (1923), sur un livret de Blaise Cendrars et une musique de Darius Milhaud, dont les costumes et les décors sont signés Fernand Léger. Léger qui affirmait : “Je vois toujours grand, moi. Le plateau de l’Opéra, tous les instruments, la machinerie, les kilomètres de ciel, l’électricité. C’est formidable. Quel tableau on  peut faire là-dedans !” Léger qui ne retrouvera jamais, pas même avec son David triomphant (1936) ou le Pas d’acier (1948), avec Prokofiev et Lifar, le souffle et la liberté, l’invention et la vigueur que lui ont donné les Ballets suédois.

En 1924, les Ballets suédois montent Le Tournoi singulier et La Jarre, avec des décors de Foujita et de Chirico, puis, comme un final en majesté avant l’heure, une merveille de non-sens absolu, le célébrissime Relâche de Francis Picabia, sur une musique d’Erik Satie.

Les balais à ciel *
Le ballet des décors est incessant, il va s’amplifiant, en ordre dispersé, épars, mais ô combien présent. Le surréalisme s’en est déjà mêlé avec Masson et Miró. Dada également, avec Picabia aux manettes du Règne de Méduse (1921) d’Erik Satie et du Cœur à gaz (1921) de Tristan Tzara, et avec Joseph Sima à celles du Bourreau du Pérou (1926) de Georges Ribemont-Dessaignes. Le vrai chic parisien à son tour avec Mozartiane (1933) d’Edward James dont les décors sont signés Christian Bérard.

Et pendant ce temps-là, s’amusent à l’Opéra, Dufy avec les Frivolants (1922), Paul Colin avec L’Orchestre en liberté (1933), André Masson avec Médée (1940), Cassandre avec Mirages (1947), ou encore Erté avec La Traviata (1951)... Ici ou là, de Paris à Aix-en-Provence, Balthus s’attelle à Comme il vous plaira (1934) et à Cosi fan tutte (1950), Cassandre à Don Giovanni (1949) ; Chagall, qui fréquentait assidûment le Théâtre d’Art juif de Moscou dans les années dix, à L’Oiseau de feu (1945) de Stravinski et au Daphnis et Chloé (1958) de Ravel : et Miró, longtemps après sa collaboration aux Ballets russes, donne en 1978 son chef-d’œuvre satirique et ubuesque, Mori El Merma... Toujours ici ou là, Bazaine, Braque, Gleizes, Lhote, Magnelli y vont aussi de leur décor.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Jean Vilar crée le TNP et sollicite des artistes tels que Gischia ou Pignon. Au même moment, Roland Petit entame une longue collaboration avec l’Espagnol Antoni Clavé (Carmen en 1949, Revanche en 1957, Deuil en vingt-quatre heures en 1953, La Peur en 1955), et Jean-Louis Barrault, qui se souvient de sa première collaboration avec André Masson (Numance de Cervantès en 1937 et La Faim de Knut Hamsun), en entame une seconde, du Morts sans sépulture de Sartre en 1945 jusqu’au Tête d’Or de Claudel en 1959. Le même Masson à qui l’on doit le très beau et très étrange Wozzeck (1963) d’Alban Berg.

Mais le cœur n’y est plus. La foi et la joie non plus. Le décor dans sa splendeur a vécu. Pas seulement pour des raisons économiques. Voici que l’on se met à “penser” très fort. Primauté est donnée au texte et à la voix qui le porte. C’est dorénavant le règne de l’auteur et de l’acteur. Le décor se limite souvent à une table, deux chaises, une ampoule pendant à un fil.

C’est des États-Unis que viendra le renouveau. Les années cinquante et soixante ont été modestes, les années soixante-dix s’annoncent théoriques, mais à l’est de New York, la BAM (Brooklyn Academy of Music) caresse un rêve à venir : celui de la fusion de tous les arts... Merce Cunningham à la chorégraphie, John Cage à la composition et Jasper Johns au décor vont rouvrir les yeux des amateurs de spectacle complet, de beauté, d’émerveillement. La BAM accueille Rauschenberg et Motherwell, Warhol et Liechtenstein, et plus rien ne sera comme avant. Puis de la BAM surgiront des créateurs complets pour lesquels dramaturgie et scénographie, musique et lumières ne feront plus qu’un, à l’exemple d’artistes aussi pluriels que Laurie Anderson ou Bob Wilson... Leur venue en France à la fin des années soixante-dix, et notamment à l’initiative du Festival d’Automne, provoquera un choc.

Dès lors, les artistes remonteront sur scène, à l’exemple de Gérard Garouste, Aki Kuroda ou encore Olivier Debré qui vient de réaliser un nouveau rideau de scène pour l’Opéra de Shanghai. Tandis que de longues collaborations se mettront en place, à l’instar de celles qui unissent Gilles Aillaud à Klaus-Mikaël Grüber, Nicky Rieti à André Engel ou Jean-Paul Chambas à Bruno Bayen.

C’est sans doute le plus grand mérite de “Picasso et le théâtre” que de poursuivre l’exposition organisée de juillet à septembre 1998 à Aix-en-Provence sur le thème de “L’art et la scène”, et de continuer à faire se lever le rideau sur cette réalité, parfois miraculeuse, qui fait se rencontrer et se mêler le théâtre, la danse, le mouvement, le verbe et les arts plastiques.

* Les balais à ciel sont ces larges brosses à très long manche avec lesquelles les peintres décorateurs de théâtre brossent, justement, leurs immenses toiles peintes.

À voir - PICASSO ET LE THÉÂTRE. LES DÉCORS D’ŒDIPE ROI, jusqu’au 21 mars, Musée Picasso, château Grimaldi, 06600 Antibes, tél. 04 92 90 54 20, tlj sauf lundi 10h-12h et 14h-18h. À lire - L’art et la scène, catalogue de l’exposition organisée par la Galerie d’Art du Conseil général des Bouches-du-Rhône en 1998, Actes Sud. n John E. Bowlt, L’Avant-garde russe et la scène, 1910-1930, éditions Plume. n Bengt Häger, Les Ballets suédois, éditions Jacques Damase/Denoël.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : Même les peintres montent sur scène !

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