Lóránd Hegyi : Une question de génération

Nationalité et âge font la différence

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 18 février 2000 - 998 mots

Après l’état des lieux russe, le Hongrois Lóránd Hegyi, directeur du Musée d’art moderne-Fondation Ludwig à Vienne et co-commissaire de l’exposition « L’autre moitié de l’Europe » à la Galerie nationale du Jeu de Paume, à Paris, dresse celui des États de l’ex-bloc communiste. Les situations politiques, en particulier conflictuelles, et l’âge des créateurs sont pour lui essentiels pour comprendre des créations foncièrement hétérogènes d’un pays à l’autre, d’un artiste à l’autre.

Quelle est la situation des artistes dans les anciens pays communistes ?
La jeune génération qui a étudié dans les années quatre-vingt et a commencé son activité d’artiste après le changement de régime en Hongrie, en Pologne et en République tchèque, ne s’intéresse pas trop à la politique. Elle travaille par exemple sans scrupules avec les galeries privées. Les artistes polonais, hongrois, tchèques n’ont pas de pathos d’être issus d’un ancien pays communiste. Dans ceux où des conflits dramatiques ont eu lieu, comme en ex-Yougoslavie ou en Roumanie et en Bulgarie, ils travaillent sur des sujets politiques, surtout en Serbie et en Croatie. Ils réagissent immédiatement aux conflits nationaux, entre les militaires et les civils. L’art n’est pas autonome. D’un autre côté, des villes comme Budapest, Varsovie ou Prague sont aujourd’hui comme les grandes villes d’Europe de l’Ouest, même si elles sont moins riches. Les perspectives de la vie des jeunes générations y sont similaires. En Union soviétique, en revanche, à cause de cette incroyable crise permanente, des disparités de richesses, de la mafia, des militaires, les jeunes artistes travaillent sur des sujets politiques ou existentiels. Pour la vieille génération qui a été active deux ou trois décennies avant l’effondrement du bloc communiste, comme Magdalena Abakanowicz en Pologne ou Stanislav Kolibal en République tchèque, le nouveau système n’entraîne pas de changement de stratégie esthétique. Le bouleversement concerne les infrastructures et les possibilités de communication, de présenter leurs œuvres, de travailler avec des galeries et des musées. Ils se placent aujourd’hui au niveau des grands artistes de leur génération et sont satisfaits de la nouvelle situation, même s’ils sont parfois très critiques envers le capitalisme sauvage dans les pays d’Europe centrale, sans règles ni protection. En revanche, la situation est plus délicate pour la génération entre les très jeunes et les plus vieux, qui débutaient dans les années quatre-vingt et ont vraiment vécu chaque jour les changements. Pour eux, c’est intellectuellement, moralement, politiquement difficile, même si quelques-uns émergent au niveau international, participent à la Documenta, aux biennales. Mais ils ont un peu perdu leurs repères. On ne peut pas dire que c’est une génération perdue, parce qu’elle est très active, mais c’est une génération désillusionnée.

En Russie, les artistes organisent beaucoup de performances dans lesquelles ils semblent prêts à tout. Cet extrémisme est moins présent dans d’autres pays de l’Est.
Des performances radicales, des happenings ont eu lieu dans les années soixante et soixante-dix, non en Russie, mais en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. En 1979, la galerie De Appel a organisé à Amsterdam un festival qui s’appelait “Worlds and words”, auquel avaient été invités deux ou trois artistes de Pologne, de Hongrie et de Yougoslavie. Pour la Yougoslavie, c’était Marina Abramovic, naturellement. Il y avait aussi beaucoup de Polonais radicaux, et même le Hongrois Tibor Hajas. Ces créateurs se situaient dans un mouvement international du Body art, de la performance, du happening, de toutes les formes d’expression corporelle. Aujourd’hui, il existe en Russie un art de la performance très radical, en réaction à la situation complètement instable politiquement et économiquement. Il ne faut pas oublier que les Russes connaissent depuis vingt ans une situation de conflit et de violence permanents, de la guerre en Afghanistan à celle de Tchétchénie, en passant par plusieurs situations de guerre civile et même de coup d’État. La jeune génération risque toujours d’y être impliquée, comme soldat ou comme victime. J’explique ce langage hyper radical des performances, comme dans les pays de l’ex-Yougoslavie, par la violence de la vie quotidienne. Dans des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, les performances sont plus intellectuelles et sublimées. Les artistes travaillent avec les nouveaux médias, créent des pièces interactives avec l’Internet. Le public est invité à y participer, mais ce langage n’est pas du tout violent. Les sujets y sont plus intimes, biographiques, philosophiques ou ontologiques.

À l’époque communiste, les artistes vivaient en communauté.
Des années soixante aux années quatre-vingt, il n’y avait pas de marché de l’art et les artistes avaient tous un travail alimentaire. Il y avait plus de solidarité et de chaleur entre les gens ; la concurrence au niveau économique n’existait pas. Tous les soirs étaient organisées des fêtes, et les créateurs formaient une grande famille. Contrairement aux idées reçues, l’avant-garde et les tendances modernes étaient exposées, même si cette culture parallèle était montrée dans les ateliers. Les musées n’achetaient pas, sauf en Yougoslavie. Aujourd’hui, il n’y a plus de subvention de l’État ; la vie est devenue beaucoup plus chère. Les créateurs ont besoin de communiquer davantage, donc besoin de moyens. D’un autre côté, les galeries privées luttent, parce que les collectionneurs privés forment un très petit cercle, et la concurrence est grande !

Les artistes arrivent-ils à vivre de leur art ?
Cela dépend. S’ils travaillent avec des galeries internationales, ils peuvent vivre relativement bien. Certains arrivent à un bon niveau commercial. Mais beaucoup vivent difficilement parce qu’il n’y a plus de subvention de l’État. Avant, un jeune artiste qui obtenait son diplôme disposait de bourses… J’ai rencontré dernièrement à Budapest une trentaine de jeunes riches (manager, informaticiens…) qui s’intéressent à l’art contemporain. Depuis cinq ans, la génération qui a commencé à travailler après le changement politique arrive à un niveau de vie élevé. En Hongrie, en Pologne et en République tchèque, d’ici dix ans, nous aurons la même situation économique qu’ici et de nouveaux collectionneurs vont arriver. Mais le milieu de l’art contemporain reste très limité. Dans tous ces pays, nous ne disposons que d’un ou deux grands musées nationaux qui collectionnent aussi l’art contemporain.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°99 du 18 février 2000, avec le titre suivant : Lóránd Hegyi : Une question de génération

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