l’œil de James Lord

Un Américain à Paris chez Picasso et Giacometti

L'ŒIL

Le 1 février 2001 - 1550 mots

Alors que son livre Picasso et Dora sort chez Séguier, l’écrivain James Lord est à l’affiche du Musée national d’Art moderne avec l’exposition consacrée aux dessins de Giacometti qui l’a maintes fois représenté. Portrait d’un esthète plongé dans le Paris de l’après-guerre et ses artistes.

En débarquant à Omaha Beach le 14 septembre 1944, un jeune soldat américain découvre la France. Il n’en connaît que la langue, le nom de la capitale et celui de Picasso, dont les beaux jeunes gens au visage triste vus au Museum of Modern Art de New York l’avait laissé rêveur. Trois mois plus tard, grâce à la chance, un formidable culot et un art consommé du mensonge, après avoir forcé la porte du maître, il se retrouve à la table de Dora Maar et Picasso... tandis que celui-ci croque le portrait de ce jeune inconnu ! Pour lui, une nouvelle vie s’annonce. Devenu un habitué de l’atelier de Picasso, où
il surgit d’ailleurs le plus souvent à l’improviste, James Lord assiste à l’esquisse de Guernica, est introduit auprès de Gertrude Stein et Alice Toklass, rencontre Eluard, Aragon, Balthus, Cocteau, Giacometti, dont il fera, plus tard, une biographie exacte mais très contestée par Annette, la veuve du peintre. Comme par magie, les portes des maisons les plus fermées s’ouvrent à lui : il fréquente les salons de Marie-Laure de Noailles, de Marie-Blanche de Polignac, de Marie-Louise Bousquet et se lie d’amitié avec des personnalités tout aussi différentes et célèbres que Lise Deharme ou Arletty. La vie dorée que Paris lui offre et le charme de Saint-Germain-des-Prés incitent James Lord à s’y installer, ce qui ne ravit pas ses parents. Après avoir été démobilisé en 1945, être retourné à l’université, séjourné à Quimper et effectué quelques allers et retours aux Etats-Unis, il passe la plupart des années 50 à Paris et sur la Côte d’Azur où, là encore, il est invité aux fêtes les plus somptueuses dans les plus belles villas. Il a décidé d’être écrivain, mais devra attendre quelques années pour vivre
de sa plume. Ses parents lui ont alloué une petite rente mensuelle, suffisante pour vivre décemment, mais non pour offrir des gerbes d’orchidées et des bagues chinoises à Dora Maar, avec qui il est devenu intime... La fréquentation d’artistes de qualité et les réceptions dans les maisons de collectionneurs, souvent avant-gardistes, ont aiguisé son goût inné pour la peinture : il sait acheter
et revendre toiles et dessins, dont certains, après être passés par les mains de marchands américains, se trouvent aujourd’hui dans de grands musées internationaux et dans les collections les plus pointues. Grâce à ces subsides, il pourra mener la vie qui lui convient, écrire à son rythme, voyager et découvrir le monde. Après avoir signé un grand papier sur Giacometti dans le premier numéro de L’Œil, en 1955, James Lord ne cesse d’écrire de longs et passionnants portraits des personnages mythiques de cette jet-society qu’il fréquente quotidiennement. Son dernier ouvrage Picasso et Dora vient de sortir et, dans sa délicieuse retraite sous les toits de la rue de Lille qui lui sert de bureau, environné de dessins de ses célèbres amis, il vient de mettre le point final à un grand essai sur Giacometti et sa structure mythologique.

Vous avez commencé très tôt à vous intéresser à l’art. C’est rare pour un enfant d’aller tout seul au musée !
C’est grâce à mon dentiste. J’allais toutes les semaines chez le dentiste, à New York. Il habitait à côté de la Frick Collection. J’ai donc pris l’habitude de fréquenter ce musée, puis le Met et le MoMA. Au milieu des années 30, non seulement les musées étaient gratuits, mais il n’y avait personne. Je m’y promenais tout seul, j’avais l’impresion d’être chez moi.

Lorsque vous arrivez en France, en 1944, vous n’avez que trois jours à passer à Paris et votre seul souci est de rencontrer Picasso, ce qui n’a aucune chance de vous arriver à priori. N’était-ce pas très osé de demander à la fille d’une amie new-yorkaise habitant Paris, que vous ne connaissiez pas et qui ne connaissait pas Picasso, de trouver son adresse et d’arriver chez lui avec du papier et un crayon pour qu’il fasse votre portrait ?
Je voulais connaître Paris et, depuis mes visites au MoMA, j’avais une envie intense : celle de me trouver devant Picasso. En 1944, il était très connu, mais non célébrissime comme il est devenu ensuite. 15 ans plus tard, ni mon statut d’Américain, ni mon uniforme militaire, ni mon culot, n’auraient pu faire qu’il me reçoive.
Je ne me suis pas du tout rendu compte à quel point ma démarche était osée ! Je voulais absolument qu’il fasse mon portrait, ce qui n’a pas eu l’air de l’enchanter, ni de le surprendre, et je pense qu’il l’a fait pour exaspérer Dora. Mais tout était différent à cette époque et les célébrités étaient plus accessibles. Je me souviens que nous étions un jour à Vallauris avec Jean Cocteau dans l’atelier de Picasso, dans un formidable fouillis au milieu duquel se trouvaient, en vrac, des esquisses. Il y avait un photographe scandinave qui passait par là. Il a regardé un très beau dessin de centaure et a demandé à Picasso : « C’est vous qui avez fait cela ? » « Oui », a répondu Picasso. « Ça vous ennuie si je l’emporte comme souvenir ? » « Pas du tout », a dit Picasso le plus simplement du monde. « Il n’est pas signé, a ajouté le photographe, Il faut le signer ». Picasso a signé. L’homme est parti,
à la stupéfaction de tous, sans même qu’on sache son nom. Picasso a alors dit à Cocteau « Puisque je fais des cadeaux aujourd’hui, il faut que je te donne quelque chose ». Cocteau n’a pas dit non, et Picasso est allé dans le fond de l’atelier. Après avoir longuement réfléchi devant plusieurs objets, il est revenu avec une poignée de casserole, avec un point de chaque côté et une ligne en-dessous. Cela formait comme un visage : « Regarde, c’est signé », a-t-il dit. Cocteau n’était pas content.

Vous avez donc l’impression que c’était plus facile de rencontrer des gens célèbres à l’époque ?
J’avais le sentiment, dans ces années-là, que l’on pouvait, si on le voulait vraiment, faire la connaissance de n’importe qui. Et c’est ce que j’ai fait ! Les gens que j’avais envie de rencontrer faisaient partie d’un tout petit milieu. Il suffisait d’être adopté par l’un d’eux pour être invité chez tous les autres. De plus, à part Marie-Laure de Noailles, ils habitaient à peu près tous le quartier et étaient plutôt disponibles. Il y avait un mélange de gens à cette époque-là qui n’existe plus aujourd’hui. On se rencontrait presque automatiquement si on s’intéressait aux mêmes choses. Les peintres travaillaient avec les musiciens, les écrivains, les couturiers, tout le monde se connaissait. Mais si j’avais voulu voir Vincent Auriol, ça aurait été une autre histoire !

Dans les années 50, vous avez eu le flair d’acheter des œuvres d’artistes qui n’étaient pas encore totalement célèbres.
A l’époque, c’était très facile de trouver des tableaux, des dessins et des aquarelles pour peu d’argent. Je m’intéressais beaucoup à l’art et j’allais dans les galeries pour mon plaisir. Il s’est trouvé que ce plaisir a pu se transformer en bénéfice. Les rapports entre Paris et New York n’étaient pas établis sur le marché de l’art et j’allais souvent aux Etats-Unis voir ma famille. Je visitais les galeries new-yorkaises, je savais ce que les choses coûtaient là-bas et ce qu’elles coûtaient ici. A Paris, on pouvait trouver des Courbet, des Chirico, des aquarelles de Cézanne, il suffisait de se promener rue de Seine. Monet n’était pas encore reconnu comme un très grand artiste et ses œuvres valaient de 2000 à 10 000 $, ce qui était déjà quelque chose à l’époque. Il faut dire aussi que la mentalité des collectionneurs était différente : ils collectionnaient uniquement par amour de l’art, et non pour afficher leur rang dans l’échelle sociale ou faire des placements financiers !

C’est extraordinaire que vous ayez réussi à apprivoiser Dora Maar !
Je ne l’ai pas apprivoisée. Quand je l’ai connue, elle n’était pas encore retirée du monde. Nous sommes petit à petit devenus très liés et je lui téléphonais tous les jours. Nous parlions peinture et surtout de Picasso, cela finissait par être obsessionnel. Leur séparation l’avait brisée, elle en gardait amertume et rancœur. Elle voulait être un peintre célèbre, car c’était Picasso qui l’avait détournée de la photo au profit de la peinture. Elle était certaine d’être tôt ou tard reconnue comme une artiste de grande valeur mais ne l’a jamais été. Elle le sera peut-être un jour ! Elle a fait des choses pas mal, mais j’aimais mieux ses dessins et ses aquarelles. Curieusement, elle ne m’a jamais montré une seule de ses photos.

Avez-vous été amoureux de Dora ?
Dans un certain sens, oui. C’était une grande amitié amoureuse. J’étais amoureux d’elle sans avoir
de désir physique, puisque je n’étais pas attiré par les femmes. Dora le savait, mais peut-être pensait-elle qu’avec elle, ce serait différent.

Et de Picasso ? Vous faisiez, le concernant, des rêves plutôt érotiques ?
Non, je n’étais pas amoureux de Picasso, mais j’étais obsédé par lui. Je rêvais de lui, parfois mes rêves étaient érotiques. Je rêve encore de lui aujourd’hui.

A lire : James Lord, Picasso et Dora, éditions Séguier (2000), Cinq femmes exceptionnelles, éditions Plon (1996), Un portrait par Giacometti, éditions Gallimard (1991).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : l’œil de James Lord

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