L’histoire mouvementée d’un Léonard de Vinci

En tournée en Italie, la Dame à l’hermine attire aujourd’hui une foule de visiteurs

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 8 janvier 1999 - 1222 mots

Exposée à Rome, à Milan et maintenant à Florence, au Palais Pitti, la Dame à l’hermine fait salle comble : à chaque étape, tous les billets d’entrée ont été vendus dès l’ouverture. Pour raconter l’histoire mouvementée du chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, à présent conservé au Musée Czatoryski de Cracovie (lire le JdA n° 70, 6 novembre 1998), notre partenaire éditorial Il Giornale dell’Arte a rencontré l’écrivain Adam Zamoyski, descendant de la princesse Isabella Czatoryska. C’est elle qui a fait entrer le célèbre tableau en Pologne et lui a consacré, ainsi qu’au reste de sa collection, un musée.

Adam Zamoyski, quel est votre lien de parenté avec la famille Czatoryski, qui fut propriétaire de la Dame à l’hermine ?
Je suis né en 1949 à New York, où mes parents sont venus s’installer après avoir quitté la Pologne pendant la guerre. Ma mère, Elisabetta Czatoryska, était l’arrière-petite-fille de la fondatrice du musée, Isabella Czatoryska (1746-1835), et son père – donc mon grand-père – était le propriétaire de la Dame à l’hermine, avant la guerre. En 1967, je suis retourné en Pologne, à Cracovie, pour voir le tableau. J’étais le premier membre de la famille à me présenter au conservateur depuis la guerre, et il a été très content de me voir. Je l’ai ensuite souvent aidé dans son travail au musée.

Le Musée Czatoryski est-il un musée d’État ?
Non, il fait partie de l’administration d’État mais n’a jamais été nationalisé, pour des raisons légales. Parmi les œuvres saisies par les nazis, certaines n’ont pas été restituées – notamment le Portrait de jeune homme par Raphaël. Elles ne pourraient plus être réclamées si la collection appartenait à l’État.

Revenons-en à la collection.
La Dame à l’hermine fait partie d’une collection personnelle, rassemblée au XVIIIe siècle par la princesse polonaise Isabella Czatoryska. Vers la fin du siècle, elle a voulu constituer un patrimoine pour la Pologne et le protéger des Prussiens, des Russes et des Autrichiens. Elle a fait construire un palais gothique dans sa résidence de campagne et y a réuni des objets qui avaient un lien avec des personnes illustres : le gant de Marie Stuart, l’épée de Charles XII de Suède, une lettre signée par George Washington, un fauteuil ayant appartenu à Shakespeare, une fleur cueillie sur la tombe de Dante. Elle demandait à tous ses amis de lui envoyer des objets. En 1801, son fils Adam Czatoryski, en voyage en Italie, lui a envoyé deux tableaux achetés à Venise : le Léonard de Vinci et un portrait de jeune homme par Raphaël. Il a choisi la Dame à l’hermine non pas parce qu’elle était l’œuvre de Léonard, mais parce qu’elle était censée représenter la maîtresse de François Ier. Elle s’insérait donc parfaitement dans l’ensemble thématique voulu par sa mère.

La collection était-elle ouverte au public ?
Oui. Le bâtiment abritant la collection et un autre contenant une importante bibliothèque, achevés en 1804-1805, font partie des premiers musées nationaux créés pour l’instruction publique. Mais en 1830, à la suite d’une rébellion polonaise, les Russes ont bombardé la maison de campagne d’Isabella et de son fils Adam Czatoryski, qui était le chef du gouvernement insurrectionnel. La princesse a fait alors appel à ses amis, serviteurs et paysans pour cacher la collection, dont une partie a été transférée à Sieniawa, une propriété polonaise sous contrôle autrichien.

Et qu’est-il advenu de la Dame à l’hermine ?
Elle a été séparée du reste de la collection, transportée dans la propriété du prince Sapieha, un cousin d’Isabella, et cachée dans les souterrains du château. Celui-ci a été entièrement ravagé par un incendie, qui a heureusement épargné les souterrains. Entre-temps, mon bisaïeul, le fils d’Isabella, s’était installé à Paris dans l’Hôtel Lambert, où il avait formé une sorte de cour. Il a commencé à faire venir des objets de Pologne. Je crois que la Dame à l’hermine est arrivée à Paris vers 1852.

Connaissait-il l’importance de ce tableau ?
Bien sûr. D’ailleurs, dans les années 1850, sous le Second Empire, l’Hôtel Lambert était ouvert certains jours au public. La collection était reconnue. Puis, à cause de la guerre contre la Prusse en 1870, la famille Czartoryski a déménagé à Londres et y a emporté les pièces les plus importantes, dont la Dame à l’hermine. Ils sont ensuite retournés en Pologne, dans la partie sous contrôle autrichien devenue un peu plus libérale. Ils ont acheté un bâtiment à Cracovie, où ils ont fondé un musée pour présenter la collection.

Comment s’appelait le musée ?
Le Musée Czartoryski. Depuis son ouverture, en 1878, il est toujours dans le même bâtiment et comprend également une bibliothèque et un centre d’étude. Les différents membres de la famille ont continué à enrichir la collection tout au long du XIXe siècle, notamment avec des antiquités comme les Limoges et les vases étrusques rassemblés par la nièce d’Isabella.

Quelle a été l’incidence de la Seconde Guerre mondiale sur la collection ?
En juillet 1939, le prince Augustin Czartoryski, mon oncle maternel, avait pensé à mettre les pièces les plus importantes à l’abri des bombardements, à l’est du pays. Elles ont été murées dans une maison, près du château de Sieniawa.

Ce qui a permis de sauver l’ensemble ?
Non, car les Allemands sont arrivés jusqu’au château et, alertés par le ciment frais, ils ont découvert la collection. Par chance, ils ont d’abord emporté tout l’or et laissé la Dame à l’hermine, après l’avoir piétinée. On pouvait voir les empreintes de leurs bottes. Le prince Augustin est revenu prendre le tableau et l’a confié à un cousin, mais les Allemands l’ont retrouvé. Cependant, même durant cette période critique, de nombreuses personnes, parmi les serviteurs et les employés du musée, ont risqué leur vie pour sauver l’institution et les œuvres, qui symbolisaient à leurs yeux la Nation.

Par la suite, les Allemands se sont approprié de nombreuses œuvres ?
Le gouverneur de la Pologne, Frank, grand ami de Hitler qui habitait dans le Palais royal de Cracovie, a confisqué les plus beaux tableaux pour meubler sa chambre. Après la défaite allemande de 1944, il en a emporté cinq avec lui, dont la Dame à l’hermine et le Portrait de jeune homme par Raphaël. La plupart ont peu à peu réintégré le musée, d’autres objets sont réapparus en vente publique, mais le Raphaël demeure introuvable. C’est pour régler ces questions qu’un cousin de ma mère a créé une fondation.

Aujourd’hui, quelles sont les sources de financement de la Fondation ?
Aucune. Le bâtiment de Cracovie appartient à la Fondation, ainsi que toute la collection et la bibliothèque dont les manuscrits sont parmi les plus beaux de Pologne. L’État prend en charge le personnel du musée et les coûts de chauffage. La Fondation s’assure quelques rentrées d’argent en prêtant des œuvres, comme le prêt actuel de la Dame à l’hermine. Avec les deux œuvres envoyées par l’Italie en échange, un Raphaël et un Titien, nous avons organisé une exposition. L’idée est d’arriver à étoffer notre propre programmation, qui constitue également une source de revenus. Les expositions que nous avons déjà montées nous ont permis d’améliorer le système d’éclairage, la sécurité, et de publier un livre sur la collection. Ce n’est pas facile de faire ce genre de choses en Pologne, il y a peu d’argent et beaucoup de besoins, mais nous espérons que cela ira en s’améliorant.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°74 du 8 janvier 1999, avec le titre suivant : L’histoire mouvementée d’un Léonard de Vinci

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