Les nouveaux maîtres de chai

Les architectes transforment un outil en décor

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 1999 - 1181 mots

De toute éternité, ou du moins depuis que la vigne fut plantée en Bordelais, le chai a été l’objet de tous les soins, de tous les égards. Soin évident, souci fonctionnel, souci constant, que le tourisme œnologique est venu amplifier au cours des dernières décennies. Le chai moderne est devenu constituant de l’image, et les architectes appelés en renfort. Résultat, une grappe de réussites évidentes.

De tout temps, c’est le Bordelais, donc, vieille terre romaine, qui a donné l’exemple. La vigne est le cœur du monde au creux du Médoc et aux rives de la Gironde, de la Garonne et de la Dordogne. Et puis, Bordeaux, sous la houlette du marquis de Tourny, devient au XVIIIe siècle la plus somptueuse ville du monde, et demeure encore aujourd’hui le plus bel ensemble XVIIIe qui soit, bien avant Saint-Pétersbourg, du moins en quantité. Dans le vignoble, on prend la mesure de l’exemple. S’édifient alors comme un chapelet de petites merveilles néoclassiques, des “chartreuses” palladiennes, dans cette pierre blonde de Saint-Macaire qui donne sa tonalité à tout le Bordelais. Et d’emblée s’édifie le chai, puisque tout dans cet univers est sacrifié au, dépendant du vin. Le chai, les chais où vont s’encarrasser les barriques, reposer les bouteilles, à l’abri de l’humidité, dans la pénombre et la fraîcheur.

Modernité
Les chais sont toujours plus importants que la maison d’habitation, la plupart du temps dénommée “château” sans que cela se justifie le moins du monde, à de rares exceptions près. On cite souvent l’exemple du Cos-d’Estournel, l’un des crus magiques de Saint-Estèphe, comme le plus démesuré du culte du vin. Le propriétaire du vignoble avait fait construire là une sorte de démentielle “folie” dans le goût chinois, avec portail majestueux, toitures délirantes et clochetons dorés, le tout orné, décoré, rutilant. Contrairement aux apparences, il s’agissait du chai, personne n’ayant songé à élever une maison de maître... C’est dire une fois encore l’importance du chai en Bordelais. Au fil du temps, ils se théâtralisent, et le XIXe siècle voit fleurir quantité de petits chefs-d’œuvre, naviguant du classicisme le plus mesuré au kitsch le plus prétentieux.

Les crises, les guerres, les maladies de la vigne, les vicissitudes du marché ralentissent, au XXe siècle, cette folie constructive. Et puis, les années soixante-dix accouchent d’une double révolution : œnologique et communicante. Les vins de Bordeaux reprennent le leadership, alors que dans le même temps, se jettent les bases d’un tourisme différent. Tourisme culturel, tourisme industriel qui, logiquement, en Bordelais, se fondent en tourisme vinicole. Les propriétés se visitent de plus en plus, les dégustations et les ventes sur place se développent. Ces visites en accroissement constant seront en partie – tout autant sans doute que les lois Barzach et Évin – responsables de la multiplication des expositions d’un château l’autre. Mais cela ne suffit pas. Le tourisme, les visites, c’est le vin qui en est l’attraction majeure.

Ce vin, on va donc le mettre en scène. Le donner à voir dans un décor à sa mesure. D’autant que l’occasion est bonne, souvent, de transformer les chais existants en outils performants, modernes, adaptés aux besoins anciens et nouveaux. C’est à Château Lafite que se donne le coup d’envoi, en 1988, avec un chai octogonal et semi-enterré, signé par l’architecte catalan Ricardo Bofill. Qu’on imagine une colline entièrement évidée, à la place de laquelle s’installe un chai. Lequel, une fois la construction terminée, est recouvert de trois mètres de bonne terre où seront replantés les ceps. Seul demeure de cette manipulation un pan coupé de la colline où est installée une monumentale porte d’entrée en pierre de taille. À l’intérieur, l’octogone est traité comme un amphithéâtre accueillant des cercles matérialisés par une forêt de colonnes cylindriques, posées sur des socles octogonaux. Au sommet des sept mètres de hauteur du chai, un toit d’aération, monté sur vérins, permet de maintenir une température constante, tandis qu’en son centre, une ouverture laisse entrer la lumière du jour en rais diffractés. Le visiteur qui s’aventure jusqu’à Lafite pénètre ainsi dans une sorte de crypte théâtralisée, contemple une mise en scène dramatique qui donne tout à coup au vin une profondeur, une symbolique, un supplément d’âme incomparables. Le chai de Bofill à Château Lafite est, en plus de ses qualités fonctionnelles, techniques et hygrométriques, un tel lieu de spectacle que fréquemment s’y tiennent des concerts.

La même année, deux jeunes architectes, l’Américain Patrick Dillon et le Français Jean de Gastines, remportent le concours pour l’ensemble des bâtiments industriels de Pichon-Longueville. Résultat, un ensemble de constructions à l’expressivité et aux rythmes étonnants, où se mêlent une grande rigueur de composition d’ensemble et un chatoiement de références à l’Égypte des pharaons, à l’opéra, et même quelques clins d’œil à l’univers de Disney. Des obélisques, des frises sculptées, des volutes... Lui faisant face, un second chai, organisé comme un escalier de théâtre ouvrant sur le vignoble, comporte en son centre d’impressionnantes colonnes obliques qui soutiennent un lanternon pyramidal. En bref, une théâtralisation exemplaire, pourtant soumise à toutes les règles régissant les chais et les cuviers.

Contemporanéité
Les mêmes Dillon et Gastines allaient rééditer très différemment leur exploit, quelques années plus tard, pour Michel Lynch, un très bon bordeaux d’appellation contrôlée, voisin de Lynch-Bages. S’emparant d’un ancien garage à camions et lui conservant sa structure en sheds, ils le transforment en cuvier d’assemblage et le font, d’un artifice magistral, basculer en pleine contemporanéité. Conservant donc la structure d’origine, ils l’ont revêtue d’une peau métallique animée de pliures obliques. Le résultat est saisissant, oscillant entre le vaisseau spatial, la cocotte en papier et l’origami.

Et tandis qu’au Château Branaire, les architectes Marcel et Bernard Mazières s’amusaient à remettre au goût du jour un style néoclassique fait de frontons et de colonnes, à quelques kilomètres de là, au Château d’Arsac, l’architecte Patrick Hernandez choisit, lui, résolument, un jeu de collages et de télescopages, une dialectique formelle où se confrontent rigueur et fantaisie. Du verre, de l’inox, de la brique, de la tôle ondulée, une exploitation savante de l’existant et des additions surprenantes, le tout renforcé par le choix d’un bleu vif très stimulant et qui affirme le caractère du Château d’Arsac. La réussite est pleine et entière qui voit cohabiter, ici, activités vinicoles, séminaires et expositions.

Plus loin, au sud-est de Bordeaux, au cœur des Graves, Sylvain Dubuisson a réalisé à Haut-Selve un petit chef-d’œuvre d’une subtile modernité : une espèce de monolithe planté au milieu de la vigne, un bloc de béton poli à dominante rose comme la pierre de Gironde, surmonté en son centre d’une sorte de parasol – en réalité, un décollement de la toiture qui marque l’entrée du bâtiment. Cette entrée s’avère être un atrium central majestueux à partir duquel s’organise la distribution des espaces, et notamment du chai à barriques, tendu de parois de chêne brut et rythmé par des colonnes soutenant des voûtes merveilleusement scandées. Une grande rigueur et une réelle poésie caractérisent le travail de Dubuisson, que viennent rehausser, aux abords de l’atrium, des statues réalistes de Juan Bordes et, surtout, à l’entrée du domaine, une monumentale grille, à la fois minimale et mouvante, signée Vincent Barré.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°93 du 19 novembre 1999, avec le titre suivant : Les nouveaux maîtres de chai

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque