Les musées partagés face à la culture Web

\"L’Internet se développe rapidement, les musées évoluent lentement\"

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 mars 1996 - 908 mots

Après les musées nord-américains, les institutions européennes s’engouffrent sur le Web. Beaucoup de sites existent déjà, comme en témoigne la sélection ci-contre, et d’autres sont en projet. Face à la maigre qualité de nombreux programmes existant sur des sites privés, les musées ont un rôle culturel évident à jouer, si toutefois ils acceptent de s’adapter au réseau. Mais tous ne sont pas dans la même situation financière et n’envisagent pas de la même manière le contenu de leurs programmes, les conditions d’accès et la protection juridique de leurs collections.

CANNES - Ouvrant un débat organisé au Milia sur le thème "Musées en ligne : culture ou commerce ?", Jan Debbaut, directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven, a souligné l’inégalité des musées dans ce domaine. Certaines grandes institutions comme le Metropolitan de New York, dont le site est avant tout une vitrine pour vendre des produits dérivés, ne peuvent masquer la forêt de milliers de musées qui n’ont pas encore numérisé leurs collections et n’ont ni les moyens ni le personnel pour le faire, et encore moins ceux pour créer et faire vivre un site.

"Petit musée", comme le qualifie Pierre Landry, l’un de ses conservateurs, celui des beaux-arts d’Ottawa a réussi néanmoins à ouvrir un site le 8 janvier, en mobilisant deux personnes de son équipe pour réécrire les textes et une société extérieure pour le graphisme et la conception. "Nous avons environ 200 connections par jour, ce qui n’est pas mal actuellement pour un musée qui se retrouve déserté sous la neige…"

Mais contrairement à nombre de ses confrères qui se cantonnent dans la déclinaison classique des informations et des collections sur le réseau des réseaux, Pierre Landry ressent la nécessité "de prendre en compte la culture Web". "Je crois qu’il faut vraiment voir le Web de façon indépendante du musée, comme un médium qui doit changer rapidement, qui doit suivre le public… Nous aurons plus de succès si nous proposons de petites unités de contenu facilement assimilable et évoluant souvent. Nous devons nous rapprocher des émissions de télévision et nous éloigner des programmes scientifiques conçus à partir de bases de données. Être à l’écoute des visiteurs à travers des forums de discussion est aussi pour les musées un phénomène radicalement nouveau".

"Il est bien beau de dire que les musées sont une mine de trésors à exploiter, mais la compétition sur le Web pour attirer le public va devenir extrêmement féroce, prédit-il. L’Internet se développe rapidement, les musées, eux, évoluent lentement".

Il est injuste de proposer délibérément des images de mauvaise qualité
"Il est vrai que le multimédia peut permettre de résoudre l’éternel dilemme de notre service éditorial : allons-nous publier un livre pour deux confrères du conservateur ou pour la mère du directeur ?", a ironisé Steve Dietz, responsable de ce service au National Museum of American Art à Washington. Ce musée, qui dépend de la Smithsonian Institution, a ouvert un site depuis janvier 1995.

Pour résoudre l’épineux problème du contrôle des images, M. Dietz estime avoir trouvé deux parades : "Nous diffusons des images de relativement basse définition et surtout, pour éviter d’en perdre le contrôle, nous accordons relativement facilement les droits de reproduction. Nous pensons que les concepteurs de sites préfèrent payer quelques dollars et utiliser légalement ces images plutôt que de les pirater".

Cette profession de foi a fait réagir Neil MacGregor, directeur de la National Gallery de Londres. "Il me paraît très injuste de proposer délibérément des images de mauvaise qualité, nous devons plus à notre public et aux artistes", a-t-il déclaré sous les applaudissements. Il a rappelé que dans les années trente, la National Gallery avait été l’un des premiers musées à avoir un département photographique, car "nous pensions qu’il était nécessaire d’offrir des reproductions de la meilleure qualité possible".

Si l’institution britannique – par ailleurs très en avance dans les services hors-ligne, avec une Microgallery permettant aux visiteurs de créer leur propre visite idéale, et ayant produit trois CD-Rom – n’est pas encore sur l’Internet, c’est précisément faute d’avoir pu résoudre cette délicate question de la définition des images. "Il faudra bien que l’on se mette d’accord si nous voulons réussir le projet Aquarelle de mise en réseau des musées, a averti Françoise Cachin, directeur des Musées de France, car sinon, certains auront des tableaux superbes et d’autres un peu brouillés. On pourrait imaginer des images de qualité excellente, munies d’un petit sigle. En cas de reproduction, on saurait alors d’où elles viennent".

"Nous ne choisissons pas délibérément d’avoir une image de qualité inférieure, nous y sommes contraints, a rétorqué Pierre Landry. Il ne faut pas oublier qu’actuellement, il faut plus de temps pour télécharger des images de bonne qualité. Si cette opération prend trop de temps, le visiteur clique ailleurs…"

Payant ou gratuit ?
Neil MacGregor a confié que son musée étudiait pour l’Internet une visite virtuelle du musée accompagnée "d’un texte minimum", qui serait offerte gratuitement, "dans la grande tradition de la National Gallery", dont l’accès "réel" est gratuit. En revanche, il se réserve la possibilité de facturer un service plus sophistiqué, avec des informations plus spécialisées.

"Un petit musée ne peut pas faire payer le public, car celui-ci partira vers d’autres sites plus excitants et gratuits, a estimé Pierre Landry. Nous avons déjà des difficultés pour vendre nos publications, nos catalogues. Si nous tentons de vendre un Web offrant des programmes souvent moins complets, c’est l’échec assuré. Le public nord-américain paye pour le cinéma, pas pour les arts plastiques…"

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : Les musées partagés face à la culture Web

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