Leonardo Cremonini, de la surréalité

L'ŒIL

Le 1 octobre 2003 - 945 mots

Visiter Cremonini dans son atelier de la rue de Buci, converser avec lui sur la peinture, est un plaisir d’une rare intensité. Le regard perçant, l’intelligence toujours en éveil, l’artiste, âgé aujourd’hui de soixante-dix-sept ans, n’a rien perdu de sa fougue, de ses convictions, de sa capacité d’indignation. Pas de périphrase, pas de faux-fuyant. L’homme est aussi net, précis, incisif que sa peinture.

Une grande rétrospective lui a été consacrée l’année dernière à Milan, ce printemps à Bologne, tandis qu’en France il a été relégué dans une sorte de purgatoire en attendant que les institutions officielles consentent à lui rendre l’hommage qu’il mérite. Nul n’est prophète dans son pays d’élection. Pourtant beaucoup se souviennent de l’ascendant qu’exerça Cremonini sur toute une génération de peintres et d’étudiants dans les années 1960 et 1970, ou encore dans les années 1980, lorsqu’il se décida, sur le tard, à enseigner aux Beaux-Arts, non par vanité ou nécessité mais pour transmettre à la jeunesse le goût de la peinture. Rares sont les artistes vivants sur lesquels on a autant écrit, dont l’œuvre a éveillé l’intérêt de si nombreux écrivains et hommes de lettres. Citons ici quelques noms : Alberto Moravia, Italo Calvino, Umberto Eco, Michel Butor, Pierre Emmanuel, Louis Althusser, Georges Balandier, Alain Jouffroy, William Rubin, Marc le Bot, Gilbert Lascault, Régis Debray…

Cette relégation de Cremonini tient-elle au fait qu’une peinture subtile et raffinée est aujourd’hui passée de mode ou est-ce aussi parce qu’il s’agit d’un artiste inclassable, qui ne se laisse enfermer dans aucun des tiroirs que l’histoire de l’art sait si bien confectionner. Cremonini est un des rares peintres contemporains en compagnie de Balthus, Bacon, Freud ou Music à n’avoir jamais cédé aux sirènes des avant-gardes. Il reconnaît la seule influence de Sironi et Casorati, perceptible seulement à ses débuts, lorsqu’au sortir des Beaux-Arts de Bologne et de la guerre, il peignait des carcasses animales et des personnages mal équarris dont la bestialité semblait figée dans la masse. Au cours des années 1950, sa peinture devient plus complexe, plus foisonnante, il représente un monde organique en pleine mutation où les formations rocheuses et les déformations osseuses se mêlent aux plantes carnivores et aux larves d’insectes. En apparence il n’y a aucun rapport entre le monde organique du jeune Cremonini et sa peinture postérieure : un monde balnéaire glacé, des jeux de miroirs régis par une implacable géométrie, où la solitude des êtres est mise en scène et en perspective dans une théâtralité à la Beckett. Pourtant cette humanité ou plutôt cette inhumanité, froide, distante de la société de consommation et de loisirs est tout aussi impersonnelle, lapidaire que l’univers minéral du commencement.    

Cette peinture figurative que Cremonini élabora à partir des années 1960 n’est pas réaliste, surréaliste non plus. Peut-être faudrait-il parler de surréalité, autrement dit d’une réalité enrichie par l’artifice qui ne cherche ni à surprendre, ni à amuser, ni à émerveiller mais à amener le spectateur à transgresser par lui-même la banalité du quotidien. Dans cette peinture il n’y a ni gestualité, ni provocation, ni exacerbation des sentiments, ni message, ni concept. Pourtant ces images froides, comme congelées, suscitent un trouble, un malaise impossible à dissiper. Comme l’a écrit Régis Debray : « Quels que soient la perfection du métier et le soigné de l’exécution, un cancer ronge notre plaisir. Soyons francs : ces rutilances suent l’angoisse. Les tableaux de Cremonini nous mettent physiquement sous tension parce que chacun d’eux, antagonique et dialectique, est un écartèlement des contraires : lumineux et douloureux ; réaliste et fantastique ; lucide et délirant ; dionysiaque et apollinien. » Oui, Cette peinture est truffée de pièges : perspectives trompeuses et reflets décalés, faux mystères et familiarité mystérieuse, objets anthropomorphes et êtres humains réifiés. La rigueur de la construction est contrariée par le sujet insolite, la géométrie rectiligne par des coulures et des bavures.

Les êtres figés qui peuplent ses images : enfants hydrocéphales au regard fixe, personnages
anodins, parfois sans visage, toujours sans expression, peuvent laisser croire à un artiste misanthrope. On trouve au contraire chez Cremonini une sourde mélancolie, peut-être un désespoir drapé dans l’ironie et l’élégance, face à une humanité estropiée, tantôt défigurée par la violence, tantôt par le confort et le conformisme. Il y a chez lui comme une déception perpétuelle par rapport à un idéal humain et artistique trop élevé.

Cette peinture lisse, si maîtrisée, si sophistiquée, où l’impulsion, le hasard, l’accident ne semblent avoir aucune place, donne l’impression d’être le produit final et filtré d’une quantité d’études préalables. Il n’en est rien. Le peintre n’est pas un architecte. Il part de la matière, de la fluidité de la couleur, de l’onctuosité de l’huile et peu à peu l’image, agrégat de souvenirs, d’impressions, s’impose à son imaginaire et il la travaille jusqu’à parvenir au résultat recherché.

Par leur cadrage, leur composition, les tableaux de Cremonini font songer au cinéma italien des années 1960 et 1970, à Federico Fellini surtout. Comme le célèbre cinéaste, le peintre recourt à l’artifice afin de rendre l’image plus dense, plus riche jusqu’à ce qu’elle bascule dans l’onirisme.
Au fil des ans la critique sociale dans sa peinture s’est atténuée, a perdu de sa férocité, de son mordant au profit d’une certaine nostalgie. Toutefois la problématique essentielle demeure : par l’apprentissage du regard et l’éveil de l’imaginaire, sauver l’image de la banalité, de l’indigence visuelle, telle qu’elle s’étale sur les affiches, dans les magazines, à la télévision ; banalité reproduite désormais dans les arts plastiques eux-mêmes.

Comme le dit Cremonini : « Continuer à peindre aujourd’hui et surtout continuer à croire en la peinture, constitue sans doute la critique la plus radicale, en tout cas celle qu’on ne pardonne pas. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : Leonardo Cremonini, de la surréalité

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