Le mois vu par Jean Lebrun, producteur de Culture Matin

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1996 - 905 mots

Depuis neuf ans, Jean Lebrun, 46 ans, réveille les auditeurs de France Culture avec Culture Matin. Agrégé d’histoire, ancien chef du service culturel de La Croix, il les invite à partager un petit-déjeuner, convivial mais polémique, avec un invité n’appartenant pas le plus souvent au pré carré de la Culture. Produisant une émission ouverte sur tout ce qui concerne le monde, il commente l’actualité du mois, de la Gay Pride à la bisquine de Tatihou, en passant par Clovis.

Quel événement attire votre attention ?
La Gay Pride du 22 juin. C’est un événement culturel, comme si l’exposition "Masculin Féminin" du Centre Pompidou sortait dans la rue, que tous ses visiteurs défilaient ensemble. La manifestation, en outre, met les autorités dans l’embarras. Celles qui, lors du Sidaction le 6 juin, vont prôner des idées de tolérance, soutenir les associations homosexuelles, doivent accepter un défilé dans leur arrondissement, leurs rues. Cette journée voulant s’achever par une réunion dans un lieu ouvert, il semblerait qu’on accorde avec difficulté ce que l’on prête plus aisément au Front National. Toute une fraction de la majorité regarde cela avec beaucoup d’effarement.

Au-delà de ses nobles intentions, le Sidaction ne verse-t-il pas dans un spectacle médiatique critiquable ?
Le Sidaction n’était pas acquis d’avance. Il a fallu l’insistance d’un ministre, Philippe Douste-Blazy, autrefois de la Santé, et de Jean-Marie Cavada, président de la Cinquième. L’expérience d’il y a deux ans a prouvé que plus l’heure passait, plus la soirée TV devenait intéressante. Après l’unanimisme béat, les paroles creuses, les présences ministérielles et officielles multipliées dans les premières heures, on écoutait les malades, les infirmières, des témoignages plus vrais…
Et puis, les fonds qui sont mobilisés par la télévision sont mieux contrôlés que ceux récoltés par telle association institutionnalisée, qui refusait le risque des projecteurs. Les sommes du premier Sidaction ont été passées au crible.

Quelles réflexions vous inspire le travail de Robert Mapplethorpe, dont les autoportraits viennent d’être exposés à Paris, et qui est mort du sida ?
Je suis indifférent à ses photographies, comme à celles d’Helmut Newton. Ce sont des photographes dont la curiosité me paraît très limitée. Newton ne s’intéresse qu’aux femmes riches, qui fleurent bon un parfum cher acheté. Mapplethorpe ne s’est jamais intéressé qu’au petit monde, qui pouvait le satisfaire physiquement et esthétiquement. Il n’est pas surprenant que ses photographies finissent par susciter des réactions de censure ou de puritanisme : il exclut complètement ceux qui sont différents de lui. Il a une telle conception étroite, peu généreuse du monde, qu’il en appelle à une interprétation de la fin de sa vie comme un châtiment divin. Mais c’est quand la victime ou la censure vous est le plus antipathique qu’il faut combattre encore plus vivement la censure.

Comme la censure, vous dénoncez les réinterprétations. Ainsi, vous critiquez l’idéologie qui entoure les manifestations prévues à Reims pour la commémoration du quinzième centenaire du baptême de Clovis.
Tout le monde a oublié Clovis. Il s’agit donc d’une véritable résurrection. Il faut savoir que le mythe de Clovis s’est construit à partir de peu de textes. Quand on explique que Clovis nous a préservés du totalitarisme, cela sent la reconstruction idéologique. Il y a plusieurs manières de dater la naissance de la France : retenir le baptême de Clovis, c’est choisir l’interprétation royaliste, la plus conservatrice. La célébration de cet anniversaire pose des questions à la laïcité. On est en train de diviser les républicains en deux, les laïques d’origine et les catholiques qui avaient fini par accepter la République. Cela ne peut profiter qu’à l’extrême droite. Le pape doit venir à Reims, j’apprends qu’il a rajouté une étape non prévue chez Philippe de Villiers… Au-delà de Clovis, il y a une autre échéance, la fête de la jeunesse en 1997, avec une nouvelle fois la venue du pape. L’Église veut les Champs-Élysées, après Reims, c’est Lutèce…

Dans un tout autre domaine, vous regrettez souvent le manque d’intérêt des responsables culturels envers les musées de société.
Je ne comprends pas pourquoi ils sont à ce point méprisés par les instances nationales, par exemple ceux qui concernent la mer. La Fondation du patrimoine du ministère de la Culture n’intègre pas le patrimoine maritime. Le 1er juin, le Musée maritime d’une petite île de la Manche, Tatihou, va lancer un bateau reconstitué, une bisquine, un de plus. Mais ces substituts de bateau, ces objets de musées ne sont pas intégrés dans une stratégie économique nationale. Les collectivités locales sont contraintes de mythifier la mer pendant que l’État, qui n’a plus de ministère ad hoc, laisse se vider les ports, les arsenaux et les grands chantiers.

En neuf ans de Culture Matin, avez-vous observé une évolution du comportement de vos invités artistes ?
De même que les intellectuels ressemblent de plus en plus à la classe moyenne, les grands artistes ressemblent de plus en plus à la classe supérieure – cette classe qui est la dernière à se comporter comme telle, à avoir le sentiment de ses intérêts, la volonté de les transmettre en héritage. Les artistes réputés espérant cette aspiration par le haut, je les sens souvent moins aventureux, moins exposés au risque que les politiques, chez qui il y a plus l’habitude de l’imprévisible. Le politique sait qu’une élection peut le descendre en flammes. L’artiste reconnu a plus de difficultés à se mettre devant cette évidence, à risquer ce reflet de lui-même.

Culture Matin, du lundi au vendredi, sur France Culture de 7h à 8h15

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Le mois vu par Jean Lebrun, producteur de <em>Culture Matin</em>

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