Chronique

L’art comme on le parle

Le Journal des Arts

Le 27 mars 1998 - 648 mots

Faute d’avoir accédé au registre envié de la nuance, les débats sur l’art d’aujourd’hui tournent court, se résignant désormais à produire un consensus assez vague pour enterrer à jamais Marcel Duchamp et ses questions perverses, sans autre objectif que celui de manifester un âge de raison et de bienséance.

Le badinage peut et doit succéder à l’invective, le patriotisme res­pon­sable à l’esprit de clan. Le dé­sœu­vrement est presque parfait : la querelle était d’autant plus inutile, dit-on en substance, que l’examen aurait dû porter non pas sur les causes internes d’une crise de l’art, mais sur sa valeur d’usage dans un monde dont on a appris à quel point il est désorienté. Finalement, s’impose comme d’elle-même la conclusion qu’une époque a les “produits artistiques” qu’elle mérite ; mais il faut quand même en faire quelque chose, leur trouver un emploi fixe et durable. Le système républicain y pourvoira par tout moyen adapté.

Depuis le ministère de la Culture, Catherine Trautmann promet alors, dans une réconfortante conférence de presse, un accès facilité et égalitaire aux musées et aux théâtres, assume, dans un esprit farouchement constitutionnel, la réalité d’un “droit à la culture” qui risque de prendre les allures d’un devoir social. Le langage politique se croit assez sophistiqué et performant pour que l’écart entre la déclaration d’intention et les faits s’amenuise jusqu’à être réputée infime. Et, d’une certaine façon, c’est effectivement le cas dans une Répu­blique des arts et des lettres anxieuse de renouer avec des valeurs identifiables comme avec le bon sens de l’économie de marché. Que l’art soit bon ou mauvais importe d’autant moins que sociologues et historiens nous assurent que les critères ont disparu comme d’antiques préjugés et ne reviendront pas de sitôt : le volontarisme moyen dont les responsables culturels sont doués peut certainement venir à bout d’une “approche qualitative” et revigorer une fiction qu’il serait périlleux de remettre en cause.

Il est inimaginable que l’art reste dans son (superbe) isolement. Il faut faire tomber les tours d’ivoire les unes après les autres et redessiner une paisible campagne mondiale où il serait malséant de contester le devenir marchandise de l’œuvre et la destination “sociétale” de l’art. Mais pour ne pas reconduire les erreurs du passé, il faudra décidément faire assaut de nuances. Dans la page “Horizon-entretiens” du quotidien Le Monde daté du 10 mars, Jean-François Chevrier donne un bon exemple de cette nouvelle exigence de subtilité. Puisque l’époque elle-même “appelle un rapprochement entre l’art, l’information et le document”, selon des modalités qui restent obscures, il souhaite “prôner un art civique” qui n’a rien, ou presque rien à voir avec la politisation de l’art, “révolutionnaire et radicale”.

La distinction est raffinée. Dans son exposition et son développement, elle donne lieu à un étrange mouvement de balancier qui pourra donner le vertige au néophyte. Jean-François Chevrier conteste le bien-fondé de l’exigence des pouvoirs publics qui demandent aux artistes de “faire du social”, ce qui est le plus sûr moyen de perdre leur âme. Dont acte. Pourtant, il persiste à promouvoir un art civique qui “s’inscrit directement dans le présent, prend immédiatement position sans présupposer un projet à long terme”. Autrement dit, il entend à la fois favoriser un retour du “témoignage” et une sorte de déontologie artistique à la petite semaine. Le dilemme pourrait peut-être se résumer ainsi : il faut que l’art “échappe à la dictature du quotidien”, tout en en rendant expressément compte, qu’il joue un rôle sans laisser voir la comédie. Et il ne doit pas se laisser instrumentaliser, mais s’élaborer directement à partir de sa valeur d’usage, ce qui ne revient pas au même. CQFD. Dans le dédale d’une argumentation qui invente un nouveau type d’ambiguïté irréductible, on entrevoit l’étendue d’un embarras dont, en vérité, seuls les hommes politiques peuvent se croire à même de triompher. S’il renonce à la démagogie, le discours de l’historien et du théoricien échouera toujours à être prescripteur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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