Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 606 mots

Entre une commémoration – plus ou moins fastueuse – et l’événement – plus ou moins âpre – qu’elle célèbre, existe d’un certain point de vue le même rapport qu’entre un mot et la chose qu’elle désigne : relation de pure convention dont l’usage répétitif fait oublier l’arbitraire et, parfois, l’incongruité.

Mais un mot ne fait pas toujours un énoncé : pour s’assurer de la signification de la commémoration de Mai 68, par exemple, il faudrait la mettre en rapport avec toutes celles qui la précèdent et la suivent, quelles qu’elles soient – phrase alors complète, contradictoire mais cohérente, qui trahirait sans aucun doute les clichés que chaque mot véhicule séparément. Au contraire, préservant jalousement leur singularité autonome, les commémorations veulent nous persuader de la réalité d’acquis historiques sur lesquels il est inutile de revenir, et entendent relativiser les revendications d’aujourd’hui. D’une certaine façon, elles y parviennent en induisant implicitement une forme de dénégation qui n’est d’ailleurs pas exclusive de nostalgie et de ressentiment. Ainsi la révolte de 68, vive et éphémère période de condensation, est réputée avoir libéré une fois pour toutes la créativité de ses entraves et de ses jougs. Puisqu’il était interdit d’interdire, tous pouvaient devenir artistes à part entière.

De ces formules à l’emporte-pièce, de ces formes plus poétiques que politiques, l’histoire fait des contenus dont elle veut garantir la véracité et l’actualité, tandis que le marketing en fait des slogans dont il escompte des avantages sonnants et trébuchants. Chiasme étrange qui prédispose à la confusion, permet et promeut tous les renversements dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Quand ledit “esprit de Mai” jouait de la métaphore et de la synecdoque, suscitant conflagrations et courts-circuits qui soufflaient les valeurs et, du “je” faisaient un autre, les techniques publicitaires jouent de l’ellipse et de la constriction : enfin “je” ne fait plus qu’un avec tout le monde. Le calcul est beaucoup plus simple et les erreurs deviennent inimaginables. En toute logique, lorsqu’elle se décide à soutenir l’art, telle industrie agro-alimentaire va à l’essentiel en intitulant “Moi & Ma Création” une opération de communication. On doit comprendre, probablement, que rien ne fait obstacle à l’expression de soi, que la production artistique est l’émanation naturelle d’un corps et que l’une et l’autre sont passibles de la même approche et du même jugement. On doit certainement comprendre que, au bénéfice d’un tel degré d’identification dont la psychanalyse proposerait sans détours le modèle physiologique, la question de la liberté de création ne se pose pas puisque celle de l’individu est assurée par l’état démocratique. Mais on peut aussi soupçonner qu’un tel slogan, en se plaçant sans scrupule sur le terrain du narcissisme collectif, parie sur l’aliénation des individus.

Les risques de débordements subversifs s’en trouvent ipso facto réduits à néant. Il faut pourtant fixer quelques obligations afin que le concours ne reste pas de circonstances : l’artiste et sa création devront se préoccuper de l’univers crémeux et sucré du sorbet en bâton qui se suce au cinéma, paradoxalement chaleureux et fatalement convivial. Génériques, les thèmes de la marque sont aussi attractifs que suggestifs : “le Plaisir, la Démesure, la Révélation, la Tentation, la Déraison, l’Ob­session, l’Abandon…”, rien moins, imperfectible paradigme de la jouissance passive de soi. Même si, pour un hédoniste sourcilleux, l’ordre en reste discutable, peu importe, c’est la fusion qui compte. Et loin d’être dissuasives, les majuscules originales du programme attestent au contraire d’une familiarité certaine, d’une immédiateté paradisiaque entre la cause et les effets. En “matérialisant l’imaginaire de la marque”, lui, ses instincts et sa création formeront un trio symbiotique que rien ne viendra perturber. En dépit des apparences, l’amnésie s’affirme comme une valeur d’avenir.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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