L’actualité vue par Robert Lepage

Comédien, cinéaste et metteur en scène

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 2 avril 1999 - 942 mots

Comédien, cinéaste et metteur en scène québécois, Robert Lepage a imposé sa poétique dès son spectacle en solo Vinci, en 1986. Il a ensuite été invité au Royal National Theatre de Londres et au Festival d’Automne, à Paris. En 1993, il a créé avec « Ex Machina », un centre multimédia au Québec. Commissaire général du « Printemps du Québec », il commente l’actualité.

La Fête de l’Internet vient d’avoir lieu en France et vous avez d’ailleurs vous-même un site. Qu’apportent et que vont apporter, selon vous, les nouvelles technologies dans le domaine de la création contemporaine ?
La grande vertu de l’Internet ou des nouvelles technologies vient de cette idée de compatibilité, cette possibilité d’intervenir dans l’œuvre de quelqu’un d’autre. Au Québec, il y a de nouveaux réseaux qui permettent à des artistes éloignés de travailler sur des projets communs. La notion de réunir les artistes d’une même culture dans une même ville, de créer un spectacle, une œuvre visuelle, une vidéo, un clip est bouleversée. Cela change complètement la perception de l’art et de son rôle dans la société. Je pense qu’il est très important d’être à l’affût, mais aussi d’être observateur, d’être conscient de ce phénomène. Nous assistons à un métissage, peut-être davantage dans les arts électroniques ou le cinéma où, par exemple, les nouvelles technologies rendent les outils de création compatibles d’une discipline à une autre. Pour l’instant, je ne pense pas que de grandes œuvres soient sorties de cette rencontre, mais ce métissage va sûrement créer sa propre discipline.

Jan Fabre va, ce mois-ci, à la fois proposer une chorégraphie au Théâtre de la Ville, à Paris, et une exposition de ses créations plastiques à Strasbourg. Que pensez-vous de cette pluridisciplinarité ?
Pour les artistes, et surtout les artistes de scène, il est un peu mal vu d’être un touche-à-tout. Cette préoccupation des compatibilités technologiques existe aussi dans les disciplines artistiques. La Renaissance italienne, c’était cela. Vinci était-il peintre, sculpteur, ingénieur, médecin ? Au fond, c’est sans importance. Ce qui compte, c’est la curiosité qui l’animait dans chacune de ces disciplines, dans son travail, dans son œuvre. Nous sommes aujourd’hui comme dans l’élan de la Renaissance. D’une certaine façon, Jan Fabre est justement un artiste “renaissant”, parce qu’il aborde différents terrains, différentes sphères, et que son vocabulaire est profondément authentique. Il est normal que, tout à coup, un écho se retrouve dans différentes disciplines. Mais pour cela, il faut à chaque fois trouver une signature.

La liste communiste pour les prochaines élections européennes comprend des personnalités du théâtre, comme Stanislas Nordey. Pour vous, un artiste doit-il avoir un engagement politique ?
Je serais tenté de dire que c’est séparé, mais la politique nous rattrape complètement. Tout acte artistique est nécessairement politique. Aujourd’hui, il est difficile que ce que l’on écrit, ce que l’on peint ou ce que l’on tourne n’ait pas d’écho dans la politique. Il y a peut-être une recrudescence d’artistes qui s’intéressent de plus près à la carrière politique. Pour moi, ce ne sont pas les artistes qui se refroidissent en devenant politiciens, mais plutôt la politique qui se réchauffe en étant plus “artistique”. Essayer de faire avaler de force la culture à un gouvernement peut faire changer les hommes politiques.

Un article du New York Times vient de lourdement critiquer la promotion des artistes nationaux par le gouvernement français. Trouvez-vous qu’il s’agit d’un interventionnisme déplacé et qu’il faut faire davantage confiance aux partenaires privés ?
Dans le système canadien, la culture est entièrement subventionnée par le gouvernement. Il y a très peu de soutien privé. Nous n’avons pas encore l’habitude, comme aux États-Unis, de nous adresser aux privés, et nous travaillons plutôt comme en Europe, même si nous n’avons pas les mêmes moyens. Par exemple, le Théâtre national de Bavière a un budget équivalent à celui du ministère québécois de la Culture. La pensée et la structure du Canada sont plus proches de l’Europe. Notre compagnie et d’autres au Québec ont développé depuis quelques années des réseaux internationaux qui font que 70 % de nos subventions viennent de l’étranger. Nous sommes pris dans le système du libre-échange avec les États-Unis et le Mexique, mais il y a des incompatibilités incroyables. Il est par exemple facile de faire tourner des spectacles en Europe. Aux États-Unis, le mot “tournée” est inconnu, ou alors seulement pour le rock. Il y a trop de jalousies et de guerres de clochers. La culture américaine fait partie de l’entertainment, sans faire de distinction entre ce que sont l’art et le divertissement.

Au moment du Salon du Livre, on a reproché aux Français de ne connaître de la culture québécoise que Céline Dion et Robert Charlebois. Pourtant, il existe au Québec une véritable effervescence culturelle.
Cette effervescence naît de la crise identitaire et politique. Ce climat est surtout dû à notre emplacement géopolitique, une enclave francophone au milieu de terres anglophones. Et nous avons envie d’en sortir. C’est plus facile pour ceux qui viennent de l’image (audiovisuel, danse, peinture...), mais pour l’écrit, il y a la barrière de la langue. C’est pourquoi nous venons toujours en France, en Belgique. Mais il faut aussi exporter notre culture au-delà du monde francophone et, en même temps, il faut changer la conception que les Français ont de notre culture. Nous utilisons la même langue mais nous n’avons pas la même sensibilité. Naïvement, nous avons tenté de ne présenter aux Français que nos similitudes et pas notre exotisme. Cet état d’esprit est en train de changer au Québec, dans le sillage de Céline Dion. Nous pouvons aussi chanter et filmer en anglais, mais il nous a fallu trouver une assurance sans perdre ni notre âme ni notre culture.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : L’actualité vue par Robert Lepage

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