L’actualité vue par Jan Fabre

Artiste et metteur en scène

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 1370 mots

Jan Fabre est l’un des rares créateurs menant plusieurs carrières de front, notamment d’artiste et de metteur en scène. Il vient ainsi d’exposer ses œuvres plastiques à la galerie Daniel Templon, à Paris, et de présenter en même temps As long as the world needs a warrior’s soul au Théâtre de la Ville.
Il commente l’actualité.

Vous êtes l’un des rares créateurs à développer simultanément une double carrière d’artiste et de metteur en scène. Il n’existe pas beaucoup de lieux dans le monde, comme le Centre Pompidou, où ces deux aspects de la création sont présentés. Pensez-vous qu’il devrait y avoir plus de lieux de ce type ?
Non, je ne les aime pas. J’ai beaucoup de respect pour Beaubourg parce que les gens y font un bon travail. Si je trouve leur modèle et concept intéressant, je préfère pour mon art les vieux musées. Ils offrent encore le silence et la retraite. Mes œuvres en ont besoin. Depuis plus de vingt ans, je suis très clair sur les endroits et les contextes dans lesquels je présente mon travail. Mes chorégraphies, opéras et pièces de théâtre sont toujours montrés dans des salles de spectacles et mes sculptures et installations dans des musées ou galeries. Je suis un artiste, j’écris, je mets en scène, je chorégraphie, et, bien sûr, chaque discipline influence les autres. Je suis aussi entomologiste amateur et je m’inspire parfois des mouvements d’insectes pour mes chorégraphies. On peut utiliser des éléments d’autres disciplines, mais le théâtre est le théâtre, l’art est l’art. Je n’ai jamais été partisan de lieux comme Beaubourg, même s’ils sont aujourd’hui à la mode. Dans ces endroits, nous avons souvent le sentiment d’être dans un grand bazar : il y a trop de monde et trop de bruit.

Dans des expositions comme “Au-delà du spectacle”, il est à la mode de présenter ensemble différentes formes de création.
Je ne crois pas à ce que l’on appelle aujourd’hui les formes hybrides. Mon idée est davantage celle de la “concilience”, un terme anglais inventé au XVIIe siècle. Littéralement, cela veut dire que les choses interagissent entre elles, aussi bien dans les faits qu’en théorie, pour trouver de nouvelles interprétations, par exemple du théâtre à l’art, de l’art à la science. Pour moi, l’hybridation des formes conduit à un appauvrissement des connaissances et des médiums.

En France, beaucoup de gens dans le monde de l’art regardent avec envie les budgets accordés au spectacle vivant. Pensez-vous que ces disparités soient normales ?
Dans notre société, il manque toujours de l’argent pour l’art. II faudrait davantage de moyens pour les arts plastiques et le théâtre. Les gouvernements doivent créer des lieux dans lesquels le spirituel puisse s’exprimer, aussi bien l’art, le théâtre, la danse que la musique. En tant qu’artiste et metteur en scène, je dois toujours me battre pour des financements et des lieux. Pour mes mises en scène, je bénéficie de l’argent des théâtres publics pour produire, mais il est majoritairement dépensé pour les salaires des comédiens, des danseurs. Ces gens travaillent de 10h à 22h pendant des mois et ils ne sont jamais assez payés. Les subventions publiques ne sont pas considérables lorsque l’on mesure tous les cachets pour les comédiens, les musiciens. La carrière des danseurs est aussi très courte. Un artiste peut en revanche continuer. Pour les arts plastiques, mes fonds sont privés. Je réalise la plupart de mes objets et sculptures pour moi-même, pour mon salon. Après, elles partent pour les galeries ou les musées. Les différences entre les médias, entre les pièces de théâtre ou la danse, c’est qu’une fois la représentation finie, elle l’est définitivement. Le théâtre, c’est ici et maintenant. En revanche, les œuvres d’art que j’ai réalisées il y a vingt ans et qui, à cette époque, n’étaient peut-être pas comprises ou appréciées, continuent aujourd’hui de trouver le chemin des musées, des galeries et des collections. L’art contient l’idée de patience. Il dispose d’une plus grande temporalité.

Dernièrement, votre œuvre présentée dans l’exposition “Over the Edges”, à Gand, a provoqué des manifestations. Avez-vous toujours suscité de telles réactions ?
Chez Daniel Templon, j’expose actuellement la copie d’une sculpture que j’ai réalisée en 1978 et dont l’original est présenté depuis quinze ans au Smak, le Musée de Gand. Mon intervention pour “Over the Edges” était basée sur cette sculpture : le bâtiment devient un corps, les colonnes sont les jambes. Les gens n’ont pas compris cette œuvre et ont manifesté. La rue qui passe devant l’université s’est transformée en forum sur les questions politiques, sur ce qu’est l’art, sur le sens de l’art dans notre société. L’art permet aussi d’avoir conscience du monde dans lequel nous vivons. Les gens, les commissaires, les artistes ont parlé ensemble dans la rue. Je pense que c’était aussi l’idée de “Over the Edges” d’apporter l’art dans la ville, d’y confronter les gens et de créer un lieu de pensée. J’ai été plusieurs fois arrêté pour mon travail, et l’extrême droite a parfois lancé des pierres dans les vitrines de mes galeries. Quand on est artiste, il ne faut jamais essayer de provoquer ; je déteste le cynisme et tout mon travail le refuse. Mais mes œuvres réveillent parfois les visiteurs. Je crois que les artistes doivent aussi réveiller les corps, les faire sentir. Notre société “Nokia-Disney” encourage la censure : nous vivons dans une dictature de la propreté, de la mode, du style, du design.

As long as the world needs a warrior’s soul ne dénonce-t-elle pas cet état de fait ?
C’est une déclaration politique. Le monde de l’art ne se préoccupe que d’esthétique et nous savons que l’esthétique, c’est seulement du maquillage. En tant qu’artiste, il est important d’avoir une position politique. J’habite à Anvers, où l’extrême droite obtient 35 % des suffrages. Je vis au milieu de ces gens, je leur parle et leur montre aussi mon travail. Quand on analyse la dramaturgie de cette pièce, on se rend compte que notre société a inventé des machines à dépersonnaliser les gens.

Dans l’œuvre de Gand, vous utilisiez du jambon. Dans As long as the world needs a warrior’s soul, vous mettez en scène du ketchup, du chocolat. S’agit-il d’une réponse au problème de la nourriture, en particulier à celui de la vache folle ?
Bien sûr, parce que le spectacle est à propos d’une anthropologie de la nourriture, à l’intérieur et à l’extérieur du corps. J’ai réutilisé ici des éléments provenant de vieilles performances de 1978/1979. Les supermarchés sont des endroits horribles. Il n’y a plus de rapport entre le corps et les nourritures naturelles. Chez le boucher, par exemple, on ne sent plus l’odeur du sang, l’odeur de la mort. Dans notre société, la mort n’a plus de place, plus de respect.

L’Union européenne s’est saisie de la question de la vache folle. De plus en plus de décisions sont prises à un niveau central aujourd’hui en Europe, même dans le domaine de la culture. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?
En toute honnêteté, je pense que je suis un artiste provincial, et pas international. Il y a un grand problème dans l’art parce que tout le monde cherche à regarder la même chose. J’aime ma langue et mon dialecte qui influencent mes travaux plastiques ou mes productions scéniques. C’est pourquoi j’aime James Ensor, Ilya Kabakov... Quand on regarde mon travail, je m’inspire des choses qui sont autour de moi.

On parle beaucoup de globalisation aujourd’hui. Pourtant, l’Exposition universelle de Hanovre, où vous avez présenté votre dernier spectacle, a été un échec retentissant.
Les Expositions universelles sont stupides. J’avais vu avant celles de Séville et de Lisbonne. C’est vraiment démodé, même si cela avait encore un sens en 1958 [l’exposition de Bruxelles, ndlr] quand les gens ne voyageaient pas, ne prenaient pas l’avion, n’avaient pas d’e-mail. L’exposition organisée par Kaspar Koenig, à Hanovre, a aussi été un désastre, parce que les œuvres d’art venaient se confronter aux pavillons nationaux.

Justement, quelle exposition vous a marqué récemment ?
J’ai revu les peintures des primitifs flamands à Bruges, où je travaille sur un projet pour 2002, quand la ville sera la capitale culturelle de l’Europe. Je suis allé au Musée Groeninge et j’y suis resté six heures, regardant, apprenant, m’asseyant par terre. Ces artistes étaient incroyablement brillants !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jan Fabre

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