L'actualité vu par Javier Mariscal, designer, architecte d’intérieur, dessinateur et réalisateur

« Le design est le miroir de la société »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 21 septembre 2011 - 1254 mots

Né à Valence, en 1950, Javier Mariscal a fondé l’Estudio Mariscal, à Barcelone, en 1989. Designer, architecte d’intérieur et peintre, il est aussi dessinateur de bande dessinée, père de personnages fameux, tels « Los Garriris ». Avec le cinéma, il ajoute cette année une corde à son arc, puisqu’il a coréalisé avec Fernando Trueba, le film d’animation Chico & Rita (1 heure 30 min), actuellement sur les écrans français. Javier Mariscal commente l’actualité.

La crise économique touche l’Espagne de plein fouet. Êtes-vous un « indignanos » [indigné] ?
Je suis « indignanos » depuis les années 1990. En fait, je suis très triste de voir que l’Europe ne fonctionne pas. Dans les années 1980, je me disais : nous, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, allons être aux côtés de pays comme l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et même le Royaume-Uni, former un grand pays et réaliser quelque chose de fantastique. Je pensais qu’il y aurait eu plus d’argent pour l’école et l’Université, une force de défense commune, des convergences sur l’économie et la politique, plus de proximité, d’échanges, de projets communs. Et puis, rien. 

Dans ce contexte de crise, comment se porte la création espagnole ?
Nous vivons actuellement un moment très difficile. À l’atelier, nous sommes passés au printemps d’une centaine de personnes à une dizaine. Certes, cette période a coïncidé avec l’achèvement du film Chico & Rita, pour lequel nous avions embauché en nombre, mais pas uniquement. D’un seul coup, alors que nous avions l’habitude de jongler avec quantité de projets, plus rien. Un coup d’arrêt brutal. J’ai rencontré deux architectes qui, pour vivre, sont devenus l’un chauffeur de taxi et l’autre guichetier dans une gare. La situation en Espagne est dramatique. 

En avril, au Salon du meuble de Milan, vous avez montré la chaise Green, « 100 % recyclée et 100 % recyclable ». Le développement durable est-il désormais l’une des pistes à explorer pour le design ?
La notion de « mieux faire » est inscrite dans l’ADN du design. Dans l’histoire du design, on a toujours essayé de faire « mieux » les choses, plus simplement, avec la meilleure technologie et le moins d’énergie possible, dans l’optique de produire des produits meilleur marché. Si, à une période donnée, la société ne tenait pas compte des questions écologiques, c’est parce qu’elle n’était pas informée sur le sujet. Le design est un miroir de la société. Dans les années 1950, tout le monde rêvait de voitures américaines. Pourquoi étaient-elles aussi grandes ? Parce qu’à l’époque on pensait les ressources infinies. Il a fallu attendre les années 1960 pour être alertés sur le fait que, en réalité, ces ressources étaient limitées. Le processus est toujours long avant que la société ne prenne conscience. Aujourd’hui l’écologie et le développement durable sont des notions évidentes. 

Le designer bénéficiet-il d’autant de liberté que l’auteur de bande dessinée ?
Dans les années 1990, les éditeurs de mobilier me disaient : « Mariscal, quand tu seras inspiré, tu me fais une chaise ! » Ils me donnaient carte blanche : « Tu es libre, tu n’as pas de limites. » Mais le design, au contraire, n’est qu’une question de limites et de contraintes. Une chaise, o.k., mais pour quoi faire ? pour travailler ? en plastique ? empilable ? à quel prix ? On ne peut dessiner un objet sans contraintes. La contrainte la plus grande est toujours la technologie. Ensuite c’est l’argent. Certes, on peut faire du design fantastique à un prix très élevé, mais la question est : à combien de personnes s’adresse-t-on ? 

À l’instar de vos bandes dessinées, vos dernières créations contiennent beaucoup d’humour : la lampe LoTek, le mobilier pour enfants Reiet, la lampe M. Light… L’humour peut-il être un ressort pour le design ?
Plus que l’humour, j’utilise le système de pensée de l’enfance, en l’occurrence le jeu. Les enfants, vous leur donnez un caillou en leur disant que c’est un avion et ils voient un avion. Il faut attendre l’âge de 10 ans pour qu’ils vous répondent le contraire. Dans les années 1980, beaucoup de gens me reprochaient : « Mais tu es comme un petit enfant, c’est idiot ! » Or l’une des grandes forces que nous avons pour évoluer, c’est justement le jeu, la gaité, le plaisir. L’homme ne prend jamais de décision logique et froide. Même la politique ou l’économie sont régies par les émotions. Le jeu et l’humour sont des notions essentielles dans mon travail. Lorsque j’étais petit, j’ai découvert les appareils électroménagers. Je les trouvais magnifiques, ils étaient comme des petits personnages. Ils bougeaient, ils étaient vivants. Tous les objets ont une âme, un esprit, une psychologie. Je me souviens des voitures que je conduisais dans les années 1970 et de la manière dont elles « s’exprimaient ». Elles avaient une personnalité. 

On perçoit également, en filigrane de votre travail, un certain hédonisme…
La recherche de la gaité, de la joie de vivre, du bien-être est une force. L’histoire de notre civilisation repose sur cette quête du « mieux être » : comment concevoir un espace plus confortable, créer la grotte la plus luxueuse… Jacques Tati l’a merveilleusement raconté dans ses films. 

On vous connaissait un côté « cubiste » dans le trait. Or, dans le film Chico & Rita, ce style géométrique s’estompe quelque peu. Pourquoi ?
Le scénario du film était simple : une histoire très romantique de deux musiciens cubains à la fin des années 1940, entre La Havane et New York. J’ai cherché un système graphique pour expliquer cette histoire et conclu que celui-ci devait être très réaliste, beaucoup plus réaliste que ma façon habituelle de dessiner, sinon les gens n’accrocheraient pas. Ils n’auraient regardé que le trait, les petits bonhommes, les traces de quelqu’un qui dessine. Or, pour entrer directement dans le film, il faut justement oublier le graphisme, oublier qu’il s’agit d’un dessin animé. 

Reste que, dans Chico & Rita, on ne peut oublier le graphisme tant il y est foisonnant…
L’arrière-plan est très baroque. Il regorge d’informations parce que nous voulions retranscrire le plus parfaitement possible l’époque, son ambiance, ses maisons, ses rues… Nous avons, en outre, utilisé les couleurs à la manière des impressionnistes. Un exemple : dans les rues de La Havane, le noir de l’asphalte est jaune et ça marche très bien. Les gens pensent immédiatement qu’à Cuba il y a énormément de lumière, et non pas qu’une route jaune cela n’existe pas. C’est symbolique. 

Le symbolisme n’est-il pas l’une des clés de la bande dessinée ?
Pouvoir m’exprimer à travers le langage graphique est un bonheur. Le graphisme est un langage très ancien. Avant l’écriture, il y avait les symboles. Or notre société est très « symboliste ». Nous comprenons et partageons beaucoup et quotidiennement grâce aux symboles. C’est un médium de communication très fort. On peut, par exemple, avoir de grandes relations avec les Asiatiques dont on pourrait penser, de prime abord, la culture très éloignée de la culture européenne. La bande dessinée est un langage humain et universel.  I

l existe désormais un marché de l’art florissant pour la bande dessinée. Vous avez d’ailleurs exposé cet été vos dessins à la galerie Martel, à Paris. Êtes-vous collectionneur ?
Jamais. Je ne collectionne rien du tout. J’ai quelques tiroirs, dans mon bureau, dans lesquels je conserve des dessins que des amis dessinateurs m’ont offerts, mais c’est tout. Je ne peux pas collectionner. Je détruis beaucoup, même les photographies. Dans ma vie, j’ai souvent changé de maison et j’aime beaucoup vivre avec le minimum. 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°353 du 23 septembre 2011, avec le titre suivant : L'actualité vu par Javier Mariscal, designer, architecte d’intérieur, dessinateur et réalisateur

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