L’abstraction contemporaine, reflet bavard d’une époque

Le vocabulaire de l’abstraction historique renaît pour raconter des histoires d’aujourd’hui

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 24 octobre 2003 - 1397 mots

Poussée dans ses retranchements les plus radicaux dans les années 1960, l’abstraction connaît aujourd’hui une vitalité ambiguë. Elle est devenue “impure”?, nourrie par des horizons autres que ceux de l’art.
La musique, le design, l’architecture, la cartographie sont autant de parents proches qui nourrissent l’art abstrait, entraînant dans leurs sillages des histoires qui n’appartiennent pas qu’aux tableaux.

Depuis une dizaine années, Sarah Morris peint des paysages. L’artiste, née en 1967, trace au cordeau des façades d’immeubles, des quadrilatères composés de suites de carrés en perspective, expression vibrante d’un style international. Dans ses films, compagnons de route de ses peintures, les travellings enfilent des scènes de rues et des horizons vitrés. Après Capital, série picturale à double tranchant, c’est vers Miami que s’est récemment dirigée Sarah Morris. Une plaque où tournent les populations, la drogue, l’argent, les loisirs, le soleil et les âges, et que l’artiste a choisi de dépeindre en s’attachant à quelques-unes des piscines des hôtels de la ville : Sans Souci (Miami), Bel Air (Miami), Fontainebleau II (Miami), Eden Roc (Miami), Sheraton Bal Harbour (Miami). Loin du Bigger Splash californien de David Hockney, l’artiste américaine a rendu ces lieux de détente dans une grammaire similaire à celle de ses précédents travaux, avec la même grille chromatique rigoureuse qui doit autant au pixel informatique qu’à l’abstraction géométrique.

Opacité et reflet
Et pourtant, quoi de moins figuratif qu’une grille ? L’assertion valait peut-être pour un âge doré où ce que “vous voyez était ce que vous voyez” (le fameux “What you see is what you see” de Frank Stella). “L’argent a perdu son caractère narratif, de même que la peinture l’a perdu jadis”, postule une conseillère financière dans Cosmopolis, le dernier ouvrage de Don Delillo (Actes Sud, 2003). L’écrivain y retrace la dernière journée d’un trader surdoué et le monde virtuel qui l’entoure, gavé de spéculations et de fictions mais toujours dans l’expectative d’un événement réel. Sur le versant artistique de la sentence, difficile pourtant de faire confiance à Wall Street. Car à mesure que la peinture s’est opacifiée, elle n’a cessé de refléter davantage, de rencontrer d’autres formes, de s’approcher par analogies de domaines qui lui étaient jusque-là étrangers et de raconter des histoires. Nulle surprise de voir Sarah Morris peindre des paysages contemporains en jouant la confusion avec l’abstraction géométrique. L’architecture moderne, ses utopies d’avant guerre comme ses dérives, sociales ou marchandes, sont largement considérées comme le terreau du courant. Dans le même sens, c’est en prenant part à la relecture du minimalisme que Jens Wolf a choisi de peindre sur des panneaux ébréchés. Le support comme sa manière s’opposent à la rigueur des compositions signées par le jeune Allemand. Ses aplats, partiellement achevés, ressemblent à des toiles de Stella abandonnées sur la plage, ou s’assimilent à des fragments d’un projet architectural “supermoderne” – soit minimal, superficiel, apolitique et international selon l’usage d’Hans Ibeling dans Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation (Hazan, 2003) – laissé pour mort. L’abstraction se mettrait donc à représenter ?
“Comment la représentation du monde peut-elle encore constituer un enjeu pour l’art d’aujourd’hui ? Il est vrai que, lorsque l’on parle de représentation, le réflexe commun consiste à entendre ‘figuration’, par opposition aux deux principales branches de l’arbre moderniste, les pratiques issues du ready-made et les différentes familles de l’abstraction. Or les réexamens de l’histoire de l’art abstrait ont plutôt tendance, à l’inverse, à insister sur les liens entre le vocabulaire de l’abstraction et le réel social, écrit justement Nicolas Bourriaud (1). L’un des mérites de la récente rétrospective de Barnett Newman à Londres (à la Tate Modern, de septembre 2002 à janvier 2003) fut de nous permettre de réviser l’image d’un Newman métaphysicien et mystique, et d’insister au contraire sur l’aspect politique de sa peinture, sa qualité de résistance à l’ère du ‘tout-image’. Dans les années quatre-vingts, Peter Halley déclarait utiliser le langage de l’abstraction géométrique afin de décrire les structures de la réalité sociale contemporaine, au moment même où les travaux de Barnett Newman ou Mark Rothko commençaient à se voir débarrassés de la lecture purement historiciste dans laquelle ils étaient enfermés, et leurs rapports à leurs référents extra-picturaux enfin envisagés.” Examiné par l’auteur de ces lignes dans la récente exposition “GNS” (à Paris au Palais de Tokyo, lire le JdA n° 174, 27 juin 2003), le rapport entre la cartographie et l’abstraction est évident. Broadway Boogie Woogie (1942-1943) de Mondrian, vue aérienne de New York et de son trafic, en est un des exemples les plus célèbres.

Kandinsky dans l’œil du cyclone
De même, si les grands formats réalisés ces cinq dernières années par Julie Mehretu reprennent sans fards quelques-unes des “marques” du Kandinsky des années 1920, c’est pour les passer dans l’œil du cyclone contemporain : instabilité permanente, accélération des flux d’informations et de populations. Complexes, les œuvres de Mehretu transcrivent le parcours autobiographique de l’artiste (née en 1970 à Addis Ababa, Éthiopie) dans des superpositions multiples. Prises dans une toile qui ne demande qu’à imploser, ses peintures sont des cartes improbables d’une totalité en pleine croissance baroque. Suivant une logique comparable, Franz Ackermann émet, quant à lui, des Mental Maps. De formats variés, celles-ci apparaissent comme des bulletins d’une météo simultanément interne et externe, mêlant dérives psychiques et géographiques dans un psychédélisme vallonné par des remontées de bâtiments et creusé par des descentes de paysages. Posté dans une situation de touriste permanent, l’Allemand reprend la psychogéographie (2) là où les situationnistes l’avaient laissée, et l’étend à un niveau plus vaste. De la ville des années 1960, il passe à un territoire élargi, un monde simultanément fractionné par ses frontières et fluidifié par les échanges qui l’irriguent. En cela l’abstraction d’Ackermann n’est pas pure : parfois développée aux dimensions d’une salle, elle est scandée par des déflagrations, traversée par des pics de figuration. Can’t be a Mango Tree Here or Something (2002) est ainsi un condensé de Vorticisme, de lyrisme ou de variations très seventie’s sur le thème du “Soleil couchant”. Le vocabulaire utilisé ici par Franz Ackermann doit autant à la grande histoire et aux racines de l’abstraction qu’à son absorption à large échelle. L’art abstrait est devenu indissociable de ses adaptations et de ses échos involontaires : voyages narcotiques, papier peint, tatouages tribaux, packaging, voire le fameux générique en spirale imaginé par Saul Bass pour le Vertigo de Hitchcock.

Versant optique de l’acoustique
Profitant d’une distance mesurée par rapport aux scènes européennes et américaines, mais également inscrite dans une histoire de l’art brésilien qui a su pleinement dépasser le cadre étroit du tableau (Lygia Pape, Lygia Clark, Helio Oiticica…), Beatriz Milhazes figure parmi les quelques artistes à avoir récemment entrepris une renégociation de la valeur de l’exotisme et du décoratif au sein de l’abstraction. Utilisant une technique complexe, proche de la décalcomanie, elle livre des compositions denses où s’empilent et se chevauchent des motifs peints avant d’être apposés. Os pares (1999) glisse ainsi librement de la peinture de carnaval aux arabesques matissiennes, tout en proposant un détour vers les volutes hippies des années 1960 et les sonorités courbes de la Bossa Nova. Vieille scie de l’histoire du courant, la convergence entre art et musique est d’ailleurs devenue une des voies de divulgation les plus importantes de l’abstraction dans un cadre populaire. Le développement de la musique électronique a exporté des notions de composition, de séquence et de “pattern” bien au-delà de la simple sphère artistique. Un transit qui n’a pas été sans retour. Nourrie du design des années 1950 et des bienfaits décoratifs de l’abstraction, la peinture environnementale du Suisse Stéphane Dafflon peut ainsi être lue comme le volet visuel de l’acoustique de la fin des années 1990 : des motifs d’étoiles lâchés sur les murs comme des pulsations rythmiques. Ainsi de la sculpture au sol 010-011-012-013-014-015-016 (2001), développement sériel dans la grande tradition minimale mais agencé ici comme un archipel musical, d’ailleurs accompagné par une bande-son. “Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps”, écrivait Kandinsky en introduction de son Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Et l’abstraction ne saurait faire exception à la formule.

(1) in “Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique” (in GNS, éd. Palais de Tokyo/Cercle d’art, 2003).
(2) “étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus”, selon Guy Debord.

BEATRIZ MILHAZES

Jusqu’au 7 décembre, Domaine de Kerguéhennec, 56500 Bignan, tél. 02 97 60 44 44, tlj 10h-18h, www.art-kerguehennec.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°179 du 24 octobre 2003, avec le titre suivant : L’abstraction contemporaine, reflet bavard d’une époque

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