La seconde vie du mobilier « design » 1930-1970

Les chefs-d’œuvre de Prouvé, Mouille ou Eames font aujourd’hui l’objet de rééditions à succès

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 17 mai 2002 - 1583 mots

Alors que s’ouvre à Paris le 6 juin le Salon XXe siècle, les objets de design des années 1930 à 1970 suscitent un attrait soutenu qu’accompagne une frénésie de rééditions. Si certains objets n’ont cessé d’être produits depuis leur création, d’autres ont fait l’objet de reprises récentes. Cette démarche équivoque permet un coup
de projecteur sur certains créateurs qu’elle rend abordables tout en provoquant une banalisation qui, à terme, pourrait leur être préjudiciable.

PARIS - Après Verner Panton, Charles et Ray Eames et George Nelson, la société suisse Vitra s’est attelée cette année à la réédition de huit modèles de Jean Prouvé grâce à un accord avec les ayant droits du créateur. Les modèles sélectionnés par Vitra, comme la chaise Standard ou la table Trapèze, sont emblématiques de la production de Prouvé. Cette réédition commercialisée à des prix abordables – la chaise Standard s’affichant au tarif de 514,28 euros alors que le modèle d’origine vaut au bas mot dans les 2 290 euros en galerie – succède à une entreprise d’interprétation poursuivie sans succès par la firme Tecta entre 1981 et 2000. “C’était trop tôt et cela ne pouvait pas marcher. Il faut en moyenne quarante, cinquante ans de recul pour que les choses soient assimilées, comprises. La redécouverte de Prouvé n’a réellement démarré qu’en 1998.

Les rééditions rendent hommage à un créateur. Bien qu’il y ait parfois une paranoïa, les marchands ne se sentent pas concernés par cela car ils ne touchent pas les mêmes publics. Les collectionneurs voudront toujours une chaise d’origine. Je pense que Prouvé n’aurait pas été contre la réédition, mais il ne s’en serait pas occupé. Il disait ‘je suis un homme de mon époque. Je ne suis pas un homme de plagiat’”, déclare le galeriste Philippe Jousse. Les firmes d’édition et les marchands d’objets de collection s’attachent à distinguer le public d’utilisateurs, concerné davantage par les rééditions, de celui des collectionneurs attaché à la rareté. “Il y aura toujours des collectionneurs qui préféreront les originaux fatigués aux pièces parfaites et léchées”, renchérit Jacques Lacoste qui, s’il n’apprécie pas le principe de la réédition, ne s’estime pourtant pas lésé en qualité de marchand.

Les sismogrammes du marché
Bien que la réédition constitue un hommage au créateur en le rendant abordable à une génération avide de référents, elle engendre dans son sillage une certaine banalisation. “La réédition déstabilise le marché. Les personnes qui avaient acheté des objets à une époque où ils n’étaient plus en production se demandent s’il s’agit encore de pièces de collection une fois que la réédition est lancée. Je conseille aux amateurs d’éviter les évidences et de se mettre en quête de seconds couteaux qui ne sont plus en production ou qui ne risquent pas d’être réédités”, soutient Stéphane Rault, directeur de la galerie Dream On à Paris. L’exemple de Serge Mouille est toutefois symptomatique du manque d’incidence de la réédition sur la cote du designer. Les rééditions lancées en 2000 par la femme du créateur, Gin Mouille, n’ont pas bouleversé les sismogrammes du marché. Les dernières enchères affichent même une hausse déroutante.

Lors de la vente de design organisée par Pierre Cornette de Saint Cyr le 25 mars dernier à Paris, certains modèles des plus banals ont atteint des sommes fulgurantes. Trois exemples de lampe Trépied se sont échelonnés de 16 500 à 18 500 euros ! “Les créateurs comme Mouille ou Prouvé n’avaient certainement pas l’intention de vendre leurs pièces à 120 000 francs ! Les rééditions permettent des prix abordables au regard  du marché. L’esprit de ces créateurs était d’être accessible à tous”, assure l’expert de la vente, Emmanuel Legrand. Si la nouvelle réédition de Mouille engagée artisanalement épouse l’engouement actuel pour ce créateur, un premier catalogue d’une vingtaine de reprises avait déjà été lancé entre 1993 et 1995 par le marchand Alan. “Quand Alan avait lancé sa réédition, personne dans le marché n’a apprécié. Ces rééditions jettent le trouble pour des regards non exercés car elles ne sont pas clairement identifiables. Elles ont moins vécu, mais rien ne mentionne qu’il s’agit d’une réédition. Je pense que les rééditions provoquent de toute manière un flottement sur le marché”, affirme l’expert Jean-Marcel Camard.

Les rééditions entreprises par la firme italienne Cassina sous le label “Cassina I Maestri” n’ont provoqué aucune décote des créateurs consacrés. La collection comprend plusieurs meubles de Le Corbusier, Rietveld, Mackintosh et Wright produits grâce au concours de chercheurs et d’historiens d’art de grande autorité. À partir de 1965, le pouvoir de séduction des meubles créés à la fin des années 1920 par Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand étant toujours vif, Cassina bénéficie d’une licence d’exclusivité consentie par la Fondation Le Corbusier. En juin dernier, une paire de fauteuils à bascule modèle LCI d’une réédition récente s’est vendue 2 058,06 euros tandis que le même modèle, cette fois d’origine présenté seul, était adjugé en 2000 pour quelque 10 976,33 euros. Si la célèbre chaise longue dessinée en 1928 peut se négocier en ventes aux enchères autour de 21 342 euros, la réédition ne vaut guère plus de 2 500 euros.

Les objets dont la production n’a connu aucune rupture ne jouissent pas d’une même faveur. Les pièces de la première époque s’avèrent parfois moins onéreuses que celles en cours de production. La galerie Dream On propose une édition ancienne du célèbre Lounge Chair de Charles Eames à 3 811 euros alors qu’on le trouve neuf chez Vitra pour la somme de 5 582 euros. “Le cuir est plus flétri, les objets ont vécu. De plus en plus de gens viennent chercher une qualité qui n’existe plus car les rééditions ou les productions actuelles se font avec d’autres types de matériaux. L’esthétique est la même, mais les détails sont différents. Je me situe davantage comme vendeur d’occasion”, déclare Stéphane Rault. Les spécialistes conviennent toutefois de l’extrême difficulté de distinguer une édition ancienne d’une plus récente, les modifications étant parfois modestes. Seuls certains produits signés et dotés d’une étiquette peuvent prétendre au statut d’objet de collection. “Je suis incapable de reconnaître une chaise Tulipe Saarinen d’il y a vingt ou trente ans et une actuelle, sauf si elle a été malmenée. Quand un antiquaire prétend avoir une première édition de la chaise Bertoia, je suis plutôt sceptique”, déclare Michel Béthout, de la maison Knoll. Les modifications, comme celles apportées à la chaise de Bertoia, notamment une augmentation légère du diamètre du fil d’acier, permettent une amélioration du produit et, dans certains cas, une mise aux normes actuelles de sécurité. Il en va ainsi des créations de luminaires produites par les ateliers Jean Perzel, actifs depuis 1925.

La société propose aujourd’hui un catalogue de quelque 7 000 modèles et fabrique de manière artisanale aux alentours de 2 500 pièces par an. “Chaque modèle est rationnel et fonctionnel. Les amateurs conservent toujours les pièces de nos ateliers même lorsqu’ils changent de décor. Ces luminaires sont presque comme des meubles de famille. On est client Perzel de génération en génération. Les produits aujourd’hui sont plus sécurisants et mieux étudiés que dans les années 1930”, déclare le directeur de la société, Olivier Raidt, avant de poursuivre : “Seule la maison Perzel peut authentifier un vrai Perzel, quoi qu’en pensent certains experts. Je peux me tromper à cinq ans près. Le modèle est toujours le même, les seules choses qui peuvent changer sont des choses infimes qu’aucun expert ne peut voir. La patine ne permet pas nécessairement de dater. Les lampes étaient vendues plus cher autrefois car Perzel faisait valoir l’œuvre et les recherches. La finition était plus succincte. Aujourd’hui, les gens ont l’impression d’acheter une Rolex.” Les catalogues des ventes aux enchères ne s’aventurent pas à dater précisément les lampes de Perzel. Les pièces anciennes atteignent globalement le même prix que les neuves. La célèbre lampe en métal chromé avec cache pivotant vaut, neuve, entre 792 et 900 euros, un exemplaire peut-être plus ancien ayant été adjugé 914,69 euros le 21 mars 2001.

Redécouverte d’artistes oubliés
Si les rééditions ne jouissent pas systématiquement d’un franc succès, on peut s’interroger sur les prochaines cibles des maisons d’édition. N’est pas réédité qui veut ! Philippe Jousse estime qu’une réédition de Mathieu Matégot, trop prématurée au regard de sa cote encore balbutiante, serait envisageable d’ici quelques années. Il semble a priori étonnant que le lucratif Jean Royère n’ait pas aiguisé les appétits des firmes d’édition. “Les ayant droits de Royère ne sont pas en France. Il n’est pas facile de les contacter”, explique Jacques Lacoste qui se félicite de cette difficulté. Si les rééditions apparaissent souvent lorsqu’une mode est lancée et un engouement ratifié par le marché de l’art, celles engagées par Andrée Putman à partir de 1978 ont permis la redécouverte d’artistes alors oubliés, comme Pierre Chareau, Eileen Gray ou Robert Mallet-Stevens.

Sa société a édité plusieurs prototypes d’objets que les créateurs avaient laissés à l’état d’ébauche avant de se lancer dans des rééditions. Au catalogue de ces éditions-rééditions, on retrouve la célèbre chaise de salle à manger de Robert Mallet-Stevens, de nombreux tapis ainsi qu’un  curieux miroir Satellite d’Eileen Gray, trois meubles de Jean-Michel Frank et Adolphe Chanaux, ou encore une table à éventail de Pierre Chareau. “J’ai édité pour le bonheur de voir des choses qui n’avaient pas abouti. J’ai commencé en amateur, sans me prendre pour Knoll ou Vitra. Je n’ai jamais soupçonné les proportions phénoménales que cela prendrait. Il y a eu une découverte massive de créateurs oubliés dont le travail avait à leur époque déclenché une furieuse hostilité”, assure Andrée Putman.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°149 du 17 mai 2002, avec le titre suivant : La seconde vie du mobilier « design » 1930-1970

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