La revanche des baroques

Le style classique s’infléchit dans la sculpture

Le Journal des Arts

Le 30 avril 1999 - 1443 mots

Le brio, la sensibilité nerveuse d’un Bernin ou d’un Puget avaient embarrassé Louis XIV et sa cour : qu’on se rappelle le malheureux séjour de l’Italien et le sort réservé au Milon du Français. Ce grand souffle baroque, voici qu’il trouve à s’épanouir, dès les dernières années du règne, sous une forme il est vrai plus déliée, plus aimable et moins grandiloquente... rocaille, en un mot. Mais l’antique a ses partisans et la nature reprend ses droits...

L’art du sculpteur, soumis à des contraintes matérielles et techniques que la peinture ignore, n’existe que par la commande. Le coût des matériaux, comme le long temps nécessaire à leur mise en œuvre assujettissent la sculpture au mécénat royal, sinon princier. De fait, le roi et la cour sont les premiers clients du sculpteur, et sa fonction première le décor des résidences royales. La liberté d’invention, la remise en cause des règles et des traditions, l’ignorance du mécénat officiel ne sont pas pour lui. La sculpture, au XVIIIe siècle, n’a pas son Watteau.

Le sculpteur est presque toujours fils de sculpteur et son apprentissage d’abord familial. Les Coustou, les Adam, les Slodtz, les Lemoyne forment des dynasties considérables qui plongent leurs racines dans le Versailles du Roi-Soleil. L’enseignement académique, dispensé par les vieux maîtres du classicisme, continue de prôner l’Antiquité pour tout modèle. À Rome, où l’Académie royale envoie ses élèves les mieux doués, il se trouve quelques pensionnaires pour lorgner du côté du Bernin, mais ce sont les antiques, des collections patriciennes et pontificales, qui sont exclusivement recommandés, étudiés et copiés.

Au jeune sculpteur, de retour de Rome, échoient souvent d’importantes commandes. Les plus prestigieuses émanent de l’Administration des Bâtiments du Roi, dont les directeurs successifs, le duc d’Antin (1708-1736), Philibert Orry (1736-1745), Lenormant de Tournehem (1745-1751), exercent un rôle primordial d’organisateur et de mécène. L’Église, plus que jamais intéressée à décorer ses anciens et ses nouveaux temples, et les particuliers, toujours plus nombreux, qui font refleurir l’art du portrait et le monument funéraire, ont besoin du sculpteur.

L’inflexion du style classique
Dès avant 1700, Louis XIV plie la cour et son train à la morale austère de Madame de Maintenon. Les guerres ont ruiné le pays, que les famines et les épidémies ont affaibli et rendu inquiet. Le contraste avec le début du règne est saisissant, quand même le vieux monarque apporte les dernières retouches à ses châteaux de Versailles et de Marly. C’est, dans les arts, l’éclosion d’un style décoratif léger, gouverné par l’arabesque et l’agencement des lignes, dont portent témoignage la Ménagerie de Versailles et Trianon-sous-Bois. Cette révolution pacifique, qui accuse en peinture la victoire des rubénistes sur les poussinistes, des tenants de la couleur sur les partisans du dessin, il semble que la sculpture elle-même y participe. Les formes s’allègent et l’esprit se libère. À la chapelle royale de Versailles, dont l’architecte Robert de Cotte supervise le décor (1710), les écoinçons des grandes arcades reçoivent de délicats reliefs – Nicolas Coustou et autres sculpteurs –, de grands anges alanguis, enveloppés de drapés tourbillonnants et comme flottants sur un fond de nuages. L’esthétique à venir, décorative, vouée au plaisir de l’œil, ce baroque français que l’on nomme rocaille, trouve ici sa première expression.

À Marly, où le roi se repose du tumulte de la cour, on renouvelle pour son plaisir un décor toujours changeant de bosquets et de pièces d’eau. La belle unité iconologique des grands cycles versaillais a disparu, mais si l’inspiration, invariablement, reste mythologique, divinités souriantes et personnages de la Fable se mêlent aux antiques et copies d’antiques. Les premiers Chevaux de Marly (1702, Musée du Louvre) d’Antoine Coysevox, Mercure et la Renommée destinés au Grand abreuvoir, en dépit de leur allusion guerrière, ont comme un air de fête, et leur caracole et leur queue en panache une allégresse déjà rocaille.

Le style rocaille
Les Chevaux d’Apollon (1736, Paris, hôtel de Rohan) de Robert Le Lorrain (1666-1743) sont comme le coup d’envoi du nouveau style : vivante allégorie de la liberté que ces coursiers échappés des mains de leurs dompteurs, émergeant de nuées bouillonnantes. Le relief, qui exploite toutes les ressources de cet art, de la forte saillie à la simple incision, est une sorte de peinture sculptée, d’une fougue admirable.

L’œuvre de Jean-Baptiste II Lemoyne (1704-1778) se ressent d’une conception picturale acquise auprès de Claude Lorrain et de François De Troy, ami de la couleur franche et du mouvement. Son Baptême du Christ (1731, Paris, église Saint-Roch) sent le théâtre et la peinture : gestes et expressions, empreints d’une élégance apprise pour la scène, y sont saisis en une sorte d’instantané. La mobilité d’un regard, la fugacité d’un sourire, ce qui est et n’est déjà plus, intéressent Lemoyne portraitiste : ses nombreux bustes, tel celui du Physicien Réaumur (1751, Musée du Louvre), ont cette alacrité, cette flamme naturaliste présentes en maints pastels de son contemporain La Tour.
Pas plus que Lemoyne, Lambert Sigisbert Adam (1700-1759) n’a le goût de l’antique ni n’interroge la nature ou la morale. Sa manière décorative, ses idées – il en est redevable au Bernin – ont été longuement méditées à Rome même, où son projet pour la Fontaine de Trevi lui vaut une renommée certaine. Pressé par le duc d’Antin qui l’appelle à Versailles, Adam est de retour en 1733. Le Triomphe de Neptune et d’Amphitrite (1740, Versailles, bassin de Neptune), qu’il inaugure en présence du roi et de la cour, est une œuvre bruyante, hautement dramatique et sans vraie postérité.

Sans doute Michel-Ange Slodtz (1705-1764) doit-il à l’influence conjuguée de son père, spécialisé dans la décoration des grandes cérémonies et des pompes funèbres, et du Bernin cet art de la mise en scène qui caractérise sa sculpture funéraire. Il imagine pour le Tombeau de J.-B. Languet de Gergy (1753, Paris) dans l’église Saint-Sulpice, une composition complexe où, dans un entrechoquement de formes et de matières – bronze, plomb, marbres blanc et de couleur –, les figures de la Mort et de l’Immortalité se livrent un combat sans merci, tandis qu’indifférent au drame comme au spectateur, mais les mains tendues dans un élan d’adoration, le curé de Saint-Sulpice lève les yeux, illuminé de la vision de l’au-delà... Peu sensible à l’éloquence toute berninesque du “bon Slodtz”, Bouchardon ironise : “Allez à Saint-Sulpice, vous rirez bien.”

Bouchardon et l’antique
Edme Bouchardon (1698-1762) est de la génération des grands représentants du style rocaille. Il connaît Lambert Sigisbert Adam, qu’il accompagne à Rome et n’apprécie guère. Dans la Ville éternelle, la passion, la rhétorique, la couleur du Bernin ou de l’Algarde le laissent de marbre. Il n’a d’yeux que pour l’Antiquité et la pureté du beau dessin, incarnations de la raison et de l’intelligence. Mais, tout autant, il est sensible à la nature, car c’est, de l’avis de Caylus son ardent défenseur, “de l’alliance parfaite du naturel et de l’antique que naît le plus bel art”. Sa Fontaine des Quatre-Saisons (1739-1745), rue de Grenelle à Paris, affiche un dédain surprenant du rocaille, si l’on songe que dans le même temps, les frères Adam s’affairent au bassin de Neptune à Versailles : pas de jets d’eau sonores, pas de retentissants effets de cascade, mais une architecture sévère gouvernée par la ligne droite, un décor statique, une allégorie de la Ville de Paris “d’une simplicité noble et mâle”. L’abbé Laugier, partisan convaincu du sculpteur, applaudit sans bien comprendre : “Je crois voir un retable d’autel, et je suis fort étonné d’apprendre, par l’eau qui coule en bas, que c’est une fontaine.” Le monument, exceptionnel, annonce avec vingt ans d’avance le style Louis XVI. Car Bouchardon est un précurseur. Son Amour taillant son arc dans la massue d’Hercule (1750, Musée du Louvre) s’attire à la cour “les critiques de toutes les petites maîtresses et de tous les talons rouges” qui n’en goûtent pas le naturel. La grâce adolescente du Cupidon déplaît, comme le naturalisme du visage, jugé digne d’un “porteur des rues”. Mais le vent tournera : Marie-Antoinette, en 1778, en commande une réplique pour son temple de Trianon. Et cette voie de la nature, infléchie par le sentiment, Etienne Falconet et Jean-Baptiste Pigalle l’emprunteront, avec succès, dans la seconde moitié du siècle.

A lire

- Louis XV, un moment de perfection dans l’art français, catalogue exposition Hôtel de la Monnaie, Paris, 1974. - Colin Bailey, Les amours des Dieux. La peinture mythologique de Watteau à David (cat. expo. Grand Palais, Paris, et Metropolitan Museum of Art, New York, 1991-1992). - Yves Bottineau, L’art baroque, Paris, 1986. - André Chastel, L’Art français. Ancien Régime, 1625-1775, Flammarion, Paris, 1995. - Thomas W. Gaehtgens et Krzysztof Pomian, Le XVIIIe siècle, Le Seuil, Paris, 1998. - Pierre Verlet, Les Meubles français du XVIIIe siècle, PUF, Paris, 1955.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°82 du 30 avril 1999, avec le titre suivant : La revanche des baroques

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