La passion de collectionner de Lille à Paris et Marseille

Cinq collections privées françaises d’art contemporain nous ouvrent leurs portes

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 11 octobre 2002 - 1867 mots

La France est souvent présentée comme un pays pauvre en collectionneurs d’art contemporain, une contrevérité qui a la vie dure. À l’occasion de la Fiac, nous sommes allés rencontrer quelques-uns de ces passionnés, à Paris et en banlieue parisienne, mais aussi en province, à Marseille ou à Lille.

Jean Brolly
Alors qu’on imaginerait volontiers un inconditionnel de Claude Rutault et de Didier Vermeiren tiraillé dans un lacis de théories, Jean Brolly affiche une pensée sans entrelacs.
La collectionnite l’a habité dès le plus jeune âge. Il achète sa première œuvre – un tableau ancien dans le style hollandais – à l’âge de treize ans aux puces de Strasbourg. Son goût pour l’art contemporain s’affine à Paris grâce à la rencontre avec le galeriste Michel Durand-Dessert en 1978. Par son intermédiaire, il découvre une grande partie des artistes figurant aujourd’hui dans sa collection. Jean Brolly aime s’entourer des créateurs qu’il soutient à la manière d’un mécène, notamment en produisant certaines de leurs œuvres. “Le contact humain prime, insiste-t-il. Ma collection, c’est ma vie. Même si une œuvre est moins recherchée par le marché, je ne la renie pas. Je n’établis pas les mêmes grilles de valeur que le marché qui sanctionne sans état d’âme.” L’inflation des prix de Buren, Toroni ou Hirschhorn le conduit à suivre des plasticiens plus jeunes comme Mathieu Mercier. N’y voyons pourtant pas d’incartades. Refusant les échantillonnages frivoles, Jean Brolly constitue des ensembles cohérents d’une dizaine d’œuvres pour chaque artiste.
Bien que l’idée de collection renvoie habituellement à un intérêt intime développé en coulisse, Jean Brolly ne conçoit la sienne que dans la sphère publique. “J’expose très peu d’œuvres chez moi, avec des cycles de présentation. Je ne veux pas d’un regard encombré. Je ne ressens pas de manque. J’aime revoir les œuvres dans le contexte des expositions. Je prête beaucoup, pratiquement sans restriction”, déclare le collectionneur qui a consenti voilà quatre ans à un dépôt important au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.
En janvier dernier, Jean Brolly a fait le grand saut dans le monde marchand. Dans la galerie qu’il a ouverte rue de Montmorency, à quelques encablures de Beaubourg, il présente des artistes proches dans l’esprit de ceux qu’il collectionne. “J’aurais pu devenir agent d’art ou courtier, mais cela ne m’intéressait pas. La galerie est un lieu ouvert, où les amis peuvent passer, rester, discuter. Je n’ai certes pas choisi la solution la moins onéreuse, mais elle me va comme un gant”, déclare le maître des lieux. Comment ce collectionneur devenu galeriste est-il perçu par ses nouveaux confrères et par ses amis collectionneurs ? “J’ai des amis qui me soutiennent, qui achètent les artistes que j’expose. Je crois qu’il y en a beaucoup qui m’envient. Les galeristes s’entendent toujours bien avec moi, car je n’ai débauché personne. Ils doivent aussi savoir qu’ils n’ont pas perdu un collectionneur !”

Daniel et Florence Guerlain
Daniel et Florence Guerlain conjuguent l’art contemporain au pluriel, sans céder aux prêchi-prêcha des milieux autorisés.
Le couple se rencontre en 1983 par l’intermédiaire d’un groupe d’artistes de leur génération. Bien que leur amitié pour ces créateurs soit toujours vive, leur regard évolue rapidement vers d’autres horizons, plus actuels. De tâtonnements en découvertes, ils découvrent de nouvelles travées grâce à l’artiste américain David Webster. Attentifs à de nombreuses galeries, ils ne se laissent influencer aujourd’hui par aucune pression amicale, encore moins par les “donneurs de leçons”. Primesautiers, ils cèdent parfois à la mode tout en déplorant le mercantilisme croissant : “Nous avons acheté une œuvre de Murakami dorée avec des dessins. L’œuvre en elle-même ne nous déçoit pas, mais l’aspect commercial qu’on a vu à travers l’exposition à la Fondation Cartier nous déçoit.”
Les Guerlain récusent le pathos qui imprègne certaines tendances de l’art contemporain. Rétive aux aspérités, leur collection, qui comprend aussi bien Jaume Plensa que Carole Benzaken, peut sembler versatile. Le plaisir est leur vrai moteur. “On serait incapable de dégager un thème à partir de ce qui est accroché. Peut-être en sortant toute la collection, on trouverait un fil, mais ce n’est pas sûr”, reconnaît Daniel Guerlain. Sur les quatre cents pièces qu’ils possèdent, seules quelques-unes entourent leur quotidien. “Les œuvres avec lesquelles nous vivons sont des choses qu’on peut regarder une seconde ou dix minutes. On a une photo de Bustamante, sur laquelle on peut s’interroger indéfiniment. Les œuvres ne font pas partie des meubles mais plutôt de nous-mêmes”, déclarent-ils sans apprêt.
Les Guerlain sont très attachés au lien social que peut favoriser l’art. L’idée d’une fondation germe dès 1993. Aux Mesnuls (Yvelines), dans une enclave à échelle humaine, mitoyenne de leur propre résidence, ils organisent depuis 1996 expositions thématiques et conférences de sensibilisation dans un esprit à la fois rigoureux et convivial. S’ils donnent volontiers carte blanche à des collections, ils n’y ont toutefois jamais présenté la leur.

Jean Chatelus
“Je suis accumulateur plus que collectionneur”, avertit le Parisien Jean Chatelus, volontiers mutin. Rien n’est plus vrai à la vue de son intérieur, plus proche du cabinet d’amateur que de l’appartement témoin d’un collectionneur d’art contemporain. Art primitif et œuvres baroques, un brin dérangeantes, se côtoient dans une harmonie atonale. L’actionnisme viennois flirte avec l’art corporel français, tandis que les sculptures votives taquinent l’imagerie chrétienne la plus kitch. “Je n’aime pas avoir d’espace vide. J’aime la matière un peu sale. Je suis resté au stade anal m’a dit un jour un psychanalyste”, poursuit-il dans un grand éclat de rire. Le collectionneur ne s’embarrasse pas de sérieux, avoue acheter des œuvres marginales, sans souci de pedigree ou de cote : “Je reconnais que j’ai une collection inégale. Je suis loin de n’avoir que des chefs-d’œuvre, mais je l’assume. J’achète parfois des choses de second couteau parce qu’elles m’amusent. Je ne choisis pas d’un point de vue rationnel.”
Sa construction visuelle s’est élaborée sur l’axe rhénan, de la Belgique à l’Allemagne en poussant jusqu’à la Suisse alémanique. Après une première inclinaison surréaliste, la collection de cet historien spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles se poursuit avec Henri Michaux, puis avec l’art brut. Les sanglantes performances viennoises et françaises suivront avant que le collectionneur, aujourd’hui assagi, ne glisse vers des sillons plus “classiques”. “Je me suis rendu compte que je m’enfonçais dans un monde qui devenait lassant. Je suis toutefois toujours content de voir que des artistes minimaux comme Stella ou Sol LeWitt sont devenus kitch à leur tour”, ironise-t-il, en décrétant “toujours détester la peinture”.
Jean Chatelus musarde volontiers d’un artiste à un autre, avouant un faible pour l’humour de Wim Delvoye, rare créateur dont il possède un petit ensemble. “Je complète parfois les choses que j’ai, mais je ne suis pas beaucoup les artistes. Les débuts sont souvent prometteurs, mais cela devient très vite faible. Quand un artiste tourne mal, perd de sa saveur, je préfère vendre, même à perte”, déclare-t-il sans ambages. Électron libre, il ne se reconnaît qu’un inspirateur, le galeriste Gilles Dusein, aujourd’hui décédé. Un des rares à avoir compris l’inquiétante et drolatique étrangeté de sa collection.

Marc et Josée Gensollen
Encore étudiants, les Marseillais Marc et Josée Gensollen découvrent l’art conceptuel à la fin des années 1960. Les questionnements que suscitent alors les artistes laisseront une empreinte dans leur choix de collection. Installés professionnellement, ils achètent des œuvres de Carl Andre, Joseph Kosuth ou Bruce Nauman. Les notions de langage et de communication seront les liants fondamentaux de leur démarche. 
Bien que cohérente, leur collection n’est pas monolithique, statufiée dans l’art conceptuel américain et ses satellites européens. Ils s’intéressent aujourd’hui à des créateurs dont la grammaire s’avère parfois commune aux grands ascendants, mais aussi à des trublions comme Maurizio Cattelan. À l’achat direct auprès de l’artiste, ils préfèrent l’intermédiaire du galeriste. “La charge affective dans l’achat en atelier est trop lourde. Les artistes ont des attentes et c’est douloureux lorsqu’on ne peut les assouvir”, avouent-ils. Mobile et curieux, le couple voyage souvent au gré de l’actualité artistique internationale et des prêts qu’il concède volontiers. “Détenteurs temporaires” des œuvres, les Gensollen aiment en effet suivre le chemin de leurs prêts, découvrant au gré de leurs pérégrinations les visages multiples d’une même pièce.
Les “œuvres domestiques” qui se fondent dans leur quotidien sont autant d’éléments inépuisables d’interrogation. Plus qu’un prolongement de leur activité d’analystes, celles-ci permettent une régénération de leur esprit. Bien qu’ils apprécient certaines créations intimistes, ils évitent d’acquérir des œuvres trop proches des pathologies auxquelles leur métier les confronte. L’art n’est toutefois pas une pure spéculation intellectuelle, jouissive mais vaine. “Cette réflexion se doit de ne pas être isolée ou le fait d’un petit cénacle d’initiés”, insistent-ils. Dans cette optique, ils se sont attelés à l’aménagement d’un espace de 700 m2 pour en faire un centre d’art privé, dédié aux installations et aux vidéos. “Ce ne sera peut-être pas un centre, mais une maison de rendez-vous, comme Duchamp disait que l’art était un rendez-vous, s’amuse Marc Gensollen. On aimerait beaucoup ouvrir cet espace aux scolaires. Nous avons fait le deuil de sensibiliser les personnes de notre génération ou plus âgées qui ont des schémas verrouillés et des attitudes de défiance ou de rejet. Le public plus jeune a une réelle ouverture”, conclue-t-il.

Michel Poitevin
Michel Poitevin effectue ses premiers achats “dans une logique lilloise”, au début des années 1970.
La notion de collection ne débute véritablement que dans la décennie suivante grâce à ses voyages réguliers à Paris et à Bruxelles. Elle épouse alors les chapitres de sa vie. La première partie, rigoriste, est constituée d’œuvres cérébrales, tandis que les déviations actuelles témoignent d’un souffle nouveau. “Quand on regarde ma collection, on peut dire que j’ai d’abord eu une collection ‘à la Billarant’ [du nom de collectionneurs parisiens d’art conceptuel]. Celle-ci s’est arrêtée en 1992 à la mort de ma première femme. Après en avoir fait le deuil, je me suis lancé dans une période plus déjantée. J’aime ce qui est le plus contemporain. À la limite, ce qui a été fait il y a dix ans m’intéresse moins que ce qui s’est fait voilà cinq ans.” Déjanté, ma non tropo, au regard de ses affinités récentes, largement partagées par les collectionneurs : Martin Creed, Valérie Belin, Philippe Parreno...
Si sa curiosité vibre tous azimuts, Michel Poitevin se garde toujours des œuvres purement formalistes. Segmentée dans le temps, sa collection est aussi canalisée dans l’espace. La partie ancienne est visible chez lui, tandis que les acquisitions récentes trouvent à se loger dans la maison qu’il partage avec son épouse. Les installations enfin, qu’il achète avec plus de fréquence, sommeillent dans un grand entrepôt. “Je vis entouré de beaucoup d’œuvres, ce qui peut paraître insoutenable à certains, explique-t-il. Je me suis rendu compte que beaucoup de pièces tendaient à la longue à disparaître de ma vision . Mais lorsqu’elles partent pour des prêts, elles commencent à me manquer.” Michel Poitevin ne partage pas le tabou de nombre de collectionneurs sur les questions d’argent, de même qu’il escamote les scrupules quant à la revente des œuvres. “J’essaye de revendre ce qui n’est pas caractéristique d’un artiste mais qui peut avoir un intérêt marchand, reconnaît-il sans détour. Je ne revends toutefois que dans une optique d’achat. À la limite, si quelqu’un me proposait demain d’acheter l’ensemble de ma collection, je dirais oui, pour tout recommencer.”

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°156 du 11 octobre 2002, avec le titre suivant : La passion de collectionner de Lille à Paris et Marseille

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