Janet Cardiff et George Bures Miller :en tête à tête

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 936 mots

Récompensé d’un prix spécial du jury à la quarante-neuvième Biennale de Venise en 2001, ce couple de Canadiens envahit l’Europe avec des sculptures sonores et des audioguides déroutants.

On sait qu’un prix d’interprétation peut précipiter un acteur dans un tourbillon de propositions prestigieuses et flatteuses et il en va de même pour un artiste auréolé d’une distinction vénitienne pour son pavillon. Janet Cardiff, belle jeune femme de quarante-six ans, en fait l’expérience depuis deux ans avec son compagnon, l’artiste George Bures Miller, sculpteur réputé au Canada. À la suite de Paradise Institute, les invitations se sont enchaînées, les cartes blanches surtout. Les artistes confient avec beaucoup d’humilité, sans pour autant manquer d’assurance, que ce prix leur offre davantage d’opportunités mais aussi de moyens pour réaliser des installations toujours plus impressionnantes et techniquement sophistiquées. Avec cette récompense est aussi venu le temps de la reconnaissance pour George Bures Miller. Compagnon de Janet Cardiff, il a tenu jusqu’en 1995 le rôle de producteur et d’acteur des audioguides décalés qui ont fait la réputation de sa femme. Cette année-là, ils signent leur première œuvre commune, Dark Pool, une énorme installation présentée cet été à Londres et au château de Rivoli, aux environs de Turin. Leur complémentarité fait des merveilles. Lui, plus pragmatique, a reçu une formation d’« art photoélectrique » et affiche de sérieuses compétences dans le domaine technique, tandis que Janet Cardiff incarne la dimension conceptuelle et poétique de leur collaboration. Malgré cette répartition, l’osmose est totale. Leur dialogue, parfaitement maîtrisé, même s’ils avouent parfois quelques désaccords sans gravité mais hauts en décibels, reflète la cohésion et la perfection que l’on trouve dans une pièce aussi exceptionnelle que Forty Part Motet (2001). Présentée dans leurs trois expositions européennes, cette installation constitue certainement une des pièces les plus fortes que le couple ait jusqu’alors réalisée. Frappée par la beauté d’un motet (chant d’église a cappella et à plusieurs voix) écrit en 1575 par le compositeur Thomas Tallis pour célébrer les quarante ans de la reine Elizabeth, Janet Cardiff fut surtout troublée en apprenant qu’elle écoutait un chœur de quarante voix. Rien ne pouvait distinguer les timbres des chanteurs parfaitement accordés dans un mouvement de transcendance particulièrement émouvant. Prenant à contre-pied le principe de l’ensemble vocal, elle a fait enregistrer chacune des voix indépendamment, pour reconstituer le chœur de la cathédrale de Salisbury devant le spectateur. Debout au milieu d’une assemblée de haut-parleurs majestueux et étrangement humains, l’auditeur, suivant sa position, entend plus distinctement les voix, phénomène habituellement réservé au seul choriste. Là, planté devant une enceinte, « on écoute la musique du point de vue du chanteur », le motet se fait intime, personnel ; une vérité habituellement occultée par un souci d’harmonie et de fusion inhérentes à la polyphonie, dont l’effet est incroyablement émouvant. Celui-ci est même sensationnel, offrant une opportunité rare au spectateur, celle de visualiser le son, de le sentir vraiment grâce à des réactions et des émotions vives, acérées. Et c’est bien cela, le secret que partagent Janet Cardiff et George Bures Miller : savoir sculpter le son, l’impalpable, pour lui donner des propriétés physiques insoupçonnées, et surtout une présence folle. Tout le monde s’est fait piéger dans Paradise Institute (2001) à Venise, aujourd’hui exposé à Londres et Rivoli. Assis dans un minithéâtre avec douze autres spectateurs « chaussés » de casques auditifs, chacun s’est retourné au moins une fois quand, pendant la projection d’un film mystérieux, le portable d’une jeune Italienne s’est mis à sonner. Quand ce jeune homme a attaqué bruyamment son paquet de chips et quand ce couple s’est mis à discuter, la situation est vite devenue intolérable. Seulement rien n’était vrai, hormis nos réactions.
Désolés que nous étions d’avoir fusillé du regard notre voisin, une fois le stratagème découvert et l’oreille aguerrie aux stratégies de Cardiff et Bures Miller, il ne nous restait plus qu’à analyser ce subtil glissement de la réalité à la fiction, de la situation à l’art. Leur art maîtrise autant l’isolement que l’interaction, le visuel que le sonore, la relation privée et privilégiée avec le public en produisant une expérience sensorielle plutôt intime. « Une des choses qui m’intéresse le plus, c’est l’aspect physique du son... Beaucoup de gens pensent que c’est sa qualité narrative qui m’attire, mais il s’agit bien plus de la façon dont le corps est touché par le son », dit-elle. Ainsi, aux prises avec ces hallucinations sonores, le spectateur est enveloppé par cet espace parallèle créé à partir des sons, des bruits et des conversations étranges tissés par Cardiff et son mari. L’effet est tout aussi prégnant lorsqu’on se laisse guider par leur voix dans les fameux audioguides. À partir de ce procédé créé en 1957, ils imaginent des parcours facétieux, les Walking pieces, des poursuites à la recherche d’histoires de science-fiction, faisant de l’auditeur un espion. Dans In real time, le principe s’est encore perfectionné et le spectateur peut s’emparer d’une minicaméra et déambuler dans les couloirs de la bibliothèque Carnegie à Pittsburg. Sans partir aussi loin, installé à un bureau, on suit avec autant de plaisir le parcours sous hypnose de cette caméra subjective.
Avec beaucoup de tact et de perspicacité, Janet Cardiff et George Bures Miller donnent aux espaces physiques et mentaux des textures inimaginables, jouant avec les nerfs d’un spectateur aux aguets jusqu’à changer sa perception du monde. Le prochain opus, installation cinématographique d’envergure encore en chantier, laisse déjà présager une « vision » sonore sensible et promet une
hyperacousie des plus réjouissantes.

- Castello di Rivoli, piazza Mafalda di Savoia, jusqu’au 31 août - Whitechapel Art Gallery, Londres, jusqu’au 24 août - Tate Liverpool, jusqu’au 7 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Janet Cardiff et George Bures Miller :en tête à tête

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