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Jack Ralite : « L’esprit des affaires l’a emporté sur les affaires de l’esprit »

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 15 novembre 2011 - 1662 mots

Ancien ministre, ancien sénateur, Jack Ralite dresse un bilan de la politique culturelle de la Rue de Valois et de ses ministres.

Né en 1928, ancien journaliste à L’Humanité, élu d’Aubervilliers, en Seine Saint-Denis (entre 1959 et 2008) puis député communiste (1973-1981), Jack Ralite a été ministre de la Santé puis de l’Emploi entre 1981 et 1984. Sénateur depuis 1995, il a quitté le Palais du Luxembourg à l’occasion des dernières élections sénatoriales, en septembre. Membre actif de la commission des affaires culturelles et brillant orateur, Jack Ralite a souvent ranimé par ses discours enflammés les mornes séances publiques du Sénat. Il commente l’actualité.

Sophie Flouquet : Vous avez quitté le Palais du Luxembourg à l’occasion des dernières élections. Quel regard portez-vous sur le rôle joué par le Sénat en matière culturelle ?

Jack Ralite : J’ai été député, avant 1981, et j’étais sénateur depuis 1995. Il y a une évidence, c’est que le Sénat étudie beaucoup plus en profondeur les textes que l’Assemblée nationale. Nous allons beaucoup plus loin car il existe ici des gens, de tous bords, très attachés à la question culturelle. Toutefois, du point de vue politique, le rôle du Sénat est plus contestable. Beaucoup de choses intéressantes sont débattues avant d’être rabotées. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est aussi que de plus en plus de textes sont d’abord traités par la commission des finances, donnant l’impression que la commission des affaires culturelles n’est là que pour rendre un avis.

S. F. : Quels ont été vos grands combats au Sénat ?
J. R. : Il y en a eu plusieurs ! L’alerte sur Google est partie du Sénat. Quand j’ai lu dans la presse, au mois d’août 2009, la tribune de Jean-Noël Jeanneney, je l’ai immédiatement appelé. J’ai ensuite pu faire une intervention sur ce sujet au nom de la commission des affaires culturelles, puis il y a eu ce colloque à la Bibliothèque nationale de France. Tout cela a permis d’infléchir les choses, même si Google continue à avancer. Plus récemment, en mai, nous avons gagné l’achat par l’État des archives de Robespierre. Je suis intervenu au Sénat et une députée socialiste a fait de même à l’Assemblée nationale. Il y avait une réelle hargne, mais nous avons gagné. Certains fonctionnaires avaient même dit qu’une photocopie ferait l’affaire !

S. F. : Quelle est votre appréciation de la politique culturelle de ces dernières années ?
J. R. : Je considère que, aujourd’hui, l’esprit des affaires l’a emporté sur les affaires de l’esprit. Le rapport Lévy-Jouyet sur « L’économie de l’immatériel » [2006] en est l’exemple. Il a été le vecteur de la politique gouvernementale. C’est la logique de fond, l’apologie des marques, qui a justifié notamment le lancement du Louvre-Abou Dhabi, mais aussi l’ouverture du débat sur l’inaliénabilité des collections publiques.

S. F. : Quelle est votre position sur ce sujet ?
J. R. : Je suis très ferme dans mon opposition à une remise en cause de l’inaliénabilité. Ce principe est né au XIIIe siècle. Le roi nommait alors ses juristes. Or ces juristes, voyant que le roi se permettait des privautés avec les œuvres d’art de son château, ont décidé qu’elles seraient inaliénables. Depuis, le principe demeure même s’il existe des dérogations. Or aujourd’hui, il faudrait faire l’inverse. On peut déroger mais en faisant attention !

S. F. : Le rapport Lévy-Jouyet était donc aussi un préalable au Louvre-Abou Dhabi. Y étiez-vous hostile ?
J. R. : Je trouve surtout que le Louvre devient trop important. Je siège avec Henri Loyrette au conseil d’administration de l’Ensemble intercontemporain et je lui dis souvent qu’il est devenu un P.-D. G. Le Louvre va même récupérer l’hôtel de la Marine. Cela devient tentaculaire. Une sorte de « Vivendi public ».

S. F. : Ce phénomène de « féodalisation » n’est-il pas le signe d’un affaiblissement du ministère de la Culture ?
J. R. : Le ministère a été détricoté. Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec les nominations à la tête des grands établissements culturels. Je ne dis pas qu’une personnalité indépendante ne peut pas avoir les capacités pour diriger un grand établissement muséal. Mais il semblerait que lorsqu’une personne est compétente, elle ne mérite surtout pas ce type de poste. Je constate d’ailleurs qu’il y a une brisure sur ce sujet chez une grande partie des hauts fonctionnaires. C’est ce qui a conduit Jean-Jacques Aillagon à écrire qu’après tout, il n’était peut-être plus utile d’avoir un ministère de la Culture.

S. F. : Pour votre part, pensez-vous que le ministère de la Culture soit devenu inutile ?
J. R. : Je suis pour un ministère de la Culture. Je suis pour une responsabilité publique nationale et sociale pour la culture. Or, pour le moment, c’est l’inverse qui se produit : cette responsabilité est dissoute en lui supprimant ses moyens. Or les économies que l’on peut faire en supprimant les crédits de la culture, c’est Epsilon, mais cela peut conduire à des désastres. Il ne faut pas utiliser le ministère des affaires culturelles pour cela.

S. F. : Que pensez-vous de la proposition formulée par Martine Aubry, cet été à Avignon, de doubler le budget du ministère de la Culture ?
J. R. : Nous n’avons pas fait d’appréciation, mais il est évident qu’il y a un effort financier à faire. La situation est dangereuse. Aujourd’hui, l’éducation populaire et la création ont beaucoup perdu. Nous verrons pour cette année quel sera le budget, même si chaque année il faut en réapprendre la lecture ! Mais je suis choqué quand j’entends Nicolas Sarkozy dire que la dette est le résultat de notre volonté de maintenir le modèle social, sous entendu « il faut le changer ». J’avais 16 ans à la Libération. Il y avait des destructions et de la misère, et on a inventé et financé la Sécurité sociale !

S. F. : La situation européenne n’est pourtant guère plus réjouissante…
J. R. : C’est exact. Une partie des gens se résigne. En 1973, [l’écrivain et metteur en scène Pier Paolo] Pasolini a analysé les choses dans ses Lettres luthériennes lorsqu’il a écrit : « Nous allons assister à un grand retournement, dans le monde, de la droite. Ce sera tellement terrible qu’on arrivera à un point où certains ventres mous ne croiront même plus qu’il y ait la possibilité d’une alternative. » Ce grand retournement a commencé.

S. F. : Mais existe-t-il encore un réel clivage entre la droite et la gauche sur le sujet culturel ?
J. R. : Il est vrai qu’il y a un assoupissement de la nervosité créatrice, un certain avachissement, qui pèse. La bataille n’est pas assez forte. Il y a aujourd’hui des gens résignés. « Méfie-toi de ceux qui se déclarent satisfaits parce qu’ils pactisent », avait écrit René Char.

S. F. : Quelles ont été vos relations avec les ministres de la Culture ?
J. R. : Depuis Malraux, je les ai tous connus. Il y en a eu des grands, comme Michel Guy (1974-1976), Jacques Duhamel (1971-1973) qui a su organiser le ministère, ou Jack Lang (1981-1986/
1988-1991), et des moins grands. Aujourd’hui, même si ce ne sont pas de mauvais hommes, leur chemin est tellement balisé. Que peuvent-ils faire ?

S. F. : Estimez-vous que le ministre n’a plus de rôle à jouer ?
J. R. : Il n’a plus tellement de pouvoir. Regardez cette abominable idée dans laquelle s’est engouffré Marin Karmitz, le « Conseil de la création artistique », qui s’est finalement auto-dissous. Cela ne correspondait à rien et, pour le ministre, cela a été une vraie blessure. On ne peut pas travailler de cette manière, à la hache, avec une administration certes complexe mais qui avait mis du temps à se constituer. C’est inqualifiable. Je n’aime pas Nicolas Sarkozy pour cela : au-delà des divergences d’opinion, il y a des actes inadmissibles. Rappelez-vous cette lettre de mission adressée en août 2007 à Christine Albanel, alors ministre de la Culture, qui disait en substance : veillez bien que les crédits aillent à ce que demande le peuple. Pour moi, c’est une injure à l’histoire des hommes car, comme disait au contraire Saint John Perse : « La création, c’est le luxe de l’inaccoutumance. » Or là, il n’est question que d’accoutumance.

S. F. : Est-ce ce qui restera pour vous de ce quinquennat en matière culturelle ?
J. R. : Oui, mais aussi un vocabulaire officiel : « ressources propres », « management », « autonomie », privatisation rampante ou franche, grande braderie des monuments publics… Un jour, lors d’un Forum d’Avignon pour la Culture, j’ai entendu [l’homme d’affaires] Alexandre Allard nous expliquer ce qu’il pensait des subventions. Il posait la question de savoir si, avec des subventions, on fait du profit, ou pas. Pour lui, il fallait donner un bonus aux subventions qui faisaient du profit et donner un malus à celles qui n’en faisaient pas ! La salle, même remplie de patrons, était consternée. Le président du Forum a dû recadrer l’orateur. Et c’est à cet homme qu’on voulait livrer l’hôtel de la Marine ? Les ressources propres sont devenues un dogme, une religion. Et pendant qu’on les recherche on ne crée pas, ou maladivement.

S. F. : Pensez-vous que le débat culturel s’invitera dans la campagne présidentielle ?
J. R. : Pour le moment, non. D’ailleurs, les hommes politiques, hormis Jacques Toubon que je croise régulièrement, ne vont plus au théâtre. C’est curieux qu’un homme politique se prive d’une telle occasion de prendre le pouls de la société. L’époque des grandes batailles d’idées est révolue.

S. F. : Nommer Frédéric Mitterrand Rue de Valois, n’était-ce pas, aussi, pour Nicolas Sarkozy, une tentative de se rapprocher des artistes ?
J. R. : Frédéric Mitterrand était estimé et connu dans le milieu de la culture. Il a déçu et je pense d’ailleurs qu’il en est très malheureux. Mais il est par ailleurs un homme charmant que je connais depuis l’époque de son cinéma, l’Entrepôt, dont j’ai été l’un des premiers adhérents. Il m’a d’ailleurs confié récemment qu’il regrettait que je ne sois plus au Sénat car, malgré leur rudesse, nos échanges étaient stimulants.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°357 du 18 novembre 2011, avec le titre suivant : Jack Ralite : « L’esprit des affaires l’a emporté sur les affaires de l’esprit »

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