Invitons Vermeer à « intervenir » à Beaubourg !

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 616 mots

Les « interventions contemporaines » se multiplient dans les musées, Louvre et Orsay en tête. À quand des Vermeer et des Delacroix en dépôt au Centre Pompidou ? Une « intervention » de Véronèse au milieu des Léger du musée d’Art moderne ?

Le Louvre n’a pas attendu cette saison pour s’ouvrir à l’art de son temps : commande d’un plafond à Delacroix pour achever la galerie d’Apollon (p. 110-113) commencée avec Le Brun, commande à Ingres de L’Apothéose d’Homère, commande du plafond des Oiseaux à Braque... Les « interventions » et invitations d’artistes prolongent une tradition (voir p. 76-77).
Le vrai tabou, c’est, aujourd’hui, l’apparente impossibilité de la réciproque. Pourquoi ? Parce que l’art contemporain s’est édifié, au XXe siècle, autour du mythe de la rupture. Autour de la volonté, parfois réduite à la prétention, de se vouloir « tout autre », sans pareil. Alors que les musées d’art contemporain multiplient les passerelles – l’art d’aujourd’hui, au fil d’expositions toutes plus « novatrices » les unes que les autres, dialogue complaisamment avec le théâtre, le cinéma, les musiques et les sons, la mode, la pub… –, pourquoi n’a-t on jamais vu de Vermeer accroché au Centre Pompidou ? Pourquoi l’art contemporain n’ose-t-il pas dialoguer d’égal à égal avec l’art ancien ?
Pour ne pas réduire l’art ancien à n’être que « source du xxe siècle » ? Pour ne pas réduire les artistes contemporains à n’être que des « influencés » ? Il suffit pourtant de lire les écrits des artistes eux-mêmes, en commençant par le mythique livre de Rothko, longtemps inaccessible et enfin publié, hymne moderne aux arts du passé… Pour les créateurs, aucun art n’est « du passé », les œuvres vivent dans cette immédiateté qui justifie que la postérité ait créé des musées pour les conserver et les transmettre, ensemble. Entre deux œuvres du Louvre, l’écart stylistique et historique est parfois plus grand qu’entre une œuvre du Louvre et une œuvre du Musée national d’art moderne. Alors, qu’attendons-nous pour oser franchir le Rubicon ? Le centenaire du cubisme ?

Si c’était cela le vrai tabou, la vraie provocation expérimentale ?
Si l’on veut réellement réconcilier les publics, le plus difficile n’est pas de convaincre les passionnés d’Alberola et les aficionados de Maurizio Cattelan d’aller au Louvre ou à Orsay. Le vrai pari, c’est de convaincre les foules qui se pressent aux expositions les moins audacieuses, les files d’attente de « Pharaon » ou de « Turner Whistler Monet », de la nécessité de se décoiffer un peu pour aller découvrir, au Centre Pompidou, les classiques du xxe siècle en même temps que les artistes plus jeunes que montre l’espace 315. L’Œil fête avec ce numéro cinquante ans de réconciliation des publics, à faire douter même qu’il y ait jamais eu brouille. Ces irruptions d’artistes anciens, incongrues au musée, existent partout dans les livres, ou à l’occasion d’expositions comme « Picasso Ingres » au musée Picasso. Une vraie « intervention » d’Ingres à l’hôtel Salé, qui avait permis de mieux comprendre Picasso et de révéler la modernité de bien des œuvres d’Ingres que le public ne connaissait guère, comme ses cartons de vitraux. Les deux géants en étaient sortis encore plus grands et plus originaux.
Si les musées d’art contemporain laissent les musées d’art ancien se montrer plus inventifs qu’eux, ils risquent de s’enfermer dans la tour d’ivoire de la pseudo-contemporanéité. Un Véronèse au Centre Pompidou peut illuminer les Fernand Léger, un Monet dégager une énergie et une électricité nouvelle face à Rothko. Même pour quelques mois, le temps d’un dépôt, pour voir. Comme la mise en présence de deux substances chimiques, qui peuvent ou non provoquer une réaction. Avec quelques visites impromptues de Rubens, Véronèse ou Le Brun, les musées d’art contemporain deviendraient vraiment des laboratoires expérimentaux, pour le plus grand profit de ceux qui veulent continuer à créer, ici et maintenant. Pour le public qui veut comprendre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Invitons Vermeer à « intervenir » à Beaubourg !

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