India Mahdavi - Je compare mon métier de designer à celui d’un cinéaste

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 22 novembre 2013 - 1562 mots

L’architecte d’intérieur et designer aime mêler les parcours et les cultures et puiser son influence auprès des artistes.

L’œil  Vous êtes un designer à l’identité très multiculturelle, cela tient-il à vos origines ?
India Mahdavi Mes origines sont assez multiculturelles, en effet, avec un père iranien, éduqué en Angleterre à Oxford et aux États-Unis à Harvard, une mère anglo-égyptienne et, pour ma part, je suis née en Iran et j’ai reçu une éducation américaine, puis allemande, puis française…

Votre prénom semble déjà une invitation au voyage…
Mais je suis une enfant du voyage ! Si je m’appelle India, c’est que j’ai été conçue en Inde. Ma mémoire, c’est d’abord en Technicolor, le cinéma et les BD, les dessins animés de Bugs Bunny, Tex Avery, Peanuts… de mes années d’enfance américaine. L’enfance influence ce que l’on devient, car on puise souvent dans ses souvenirs. Lorsque j’ai eu six ans, après un séjour d’un an à Heidelberg en Allemagne, nous nous sommes installés sur la Côte d’Azur, à Nice, puis à Vence. La société européenne avait alors une dizaine d’années de retard sur les États-Unis. Mais l’école Freinet où j’étais scolarisée était très avant-gardiste, progressiste. Nous étions libres d’y apprendre tous les modes d’expression artistique : dessin, sérigraphie, peinture, poterie, danse, théâtre, etc. Plus tard, après le lycée, j’ai souhaité réaliser des films, étant très cinéphile. Je voulais recréer un monde qui me corresponde. Mais finalement, je me suis orientée vers le décor. Comme Fritz Lang, je me suis inscrite en école d’architecture et je me suis dit que cela pourrait me mener à plein de choses.

Ce n’est pourtant ni vers l’architecture, ni vers le cinéma que vous vous êtes dirigée ?
Le milieu de l’architecture était assez machiste et misogyne et cela ne me convenait pas. J’ai réalisé un court-métrage sur l’architecture et les décors de films pour mon diplôme puis je suis partie à New York compléter ma formation à la Parsons Schoof of Design, à Cooper Union et à la School of Visual Arts : mobilier, graphisme, design industriel… Il y avait une énergie géniale aux États-Unis, le sentiment que tout était possible. À mon retour, j’ai commencé à travailler avec le décorateur Christian Liaigre. J’ai trouvé auprès de lui un environnement qui me convenait, un mode de production plus rapide que l’architecture, un travail de précision et un sens du détail. J’avais besoin de construire, de réaliser mes projets, de raconter des histoires à travers des lieux, une démarche très similaire au monde du cinéma.

Avec des parents nomades, ce n’est pas banal de choisir un métier centré sur la maison. Une revanche ?

Dans un certain sens, mes maisons restent nomades car j’en réalise dans le monde entier. Mes parents ont la liberté des nomades, leur maison étant leur famille. Ce n’est pas anodin, ce besoin de s’ancrer. Enfant, je passais mon temps à construire des cabanes, mais je ne pensais pas en faire un métier. Les lieux m’ont toujours fascinée, ils sont devenus un projet de vie. Le nomadisme de mes parents m’a permis, tel un caméléon, de m’adapter aux couleurs du paysage et à toutes les situations, ce qui est précieux pour aborder une carrière internationale.

Vous êtes restée sept ans directrice artistique chez Christian Liaigre, maison reconnue mondialement. Est-ce par envie d’exprimer votre différence que vous avez créé votre studio ?
J’ai fondé une famille et pensé que ce serait bien, en parallèle, de créer ma société. Comme si un chapitre de ma vie s’était terminé, j’avais l’impression d’avoir fait le tour de ce que je pouvais apprendre et offrir. En devenant mère, parent, j’avais besoin d’un projet de vie autre, autrement. J’avais envie de me mettre en danger, de me prouver que j’étais capable de faire mon propre chemin.

Comment définiriez-vous vos signes distinctifs par rapport aux autres designers ?
Il y a des femmes designers de grand talent, des femmes architectes d’intérieur, qui réalisent à la fois des collections de mobilier et de la scénographie. Mais on trouve rarement une architecte de formation comme moi exerçant à la fois les métiers d’architecte d’intérieur, de décoratrice, de scénographe, de designer de mobilier ou d’objets. Cette diversité fait ma spécificité, de même que cette richesse multiculturelle qui se traduit par ma façon de mélanger les couleurs, les motifs, les styles, définissant un certain confort moderne qui m’est personnel. J’ai d’ailleurs tenté d’expliquer ma façon de réaliser ces associations dans mon livre Home, sorte de condensé de leçons de style pour la maison.

Vous avez exposé cette année à la Villa Noailles, dans le cadre du festival Design Parade : une consécration en tant qu’artiste ?
C’était une première fois. Jean-Pierre Blanc, le directeur de la Villa Noailles m’a donné carte blanche pour présenter des pièces inédites, jouer les commissaires d’exposition, donner mon point de vue sur la création contemporaine. Cela m’a beaucoup plu. J’ai réuni une série d’objets signés de designers internationaux et quelques-unes de mes créations. L’exposition, qui s’intitulait « Bijoux domestiques », comportait des pièces de mobilier exceptionnelles dont les lignes et l’exigence s’approprient les codes de la haute joaillerie et bousculent les perceptions.

Quelles sont vos sources d’inspiration majeures ?

Je puise l’inspiration dans mes voyages mais aussi dans le fait de m’entourer d’œuvres et d’artistes. Je suis également inspirée par les savoir-faire, l’artisanat, le contact avec les ateliers, les lieux où naît la création. La Fondation Bettencourt Schueller m’a d’ailleurs demandé de faire partie de son jury pour le Prix de l’intelligence de la main, et je suis très intéressée par ce registre. Tout mon mobilier est fabriqué en France par des artisans français. Avec ma ligne de petits objets, présentés rue Las Cases, ce sont des savoir-faire du monde entier que j’essaie de moderniser. Paniers du Mexique, broderies d’Inde, laques du Viêt-nam, plaids du Népal ou d’Italie, objets de curiosité, céramiques françaises, iraniennes, danoises y sont exposées et cohabitent en harmonie.

Quels sont vos artistes contemporains préférés ?

Il y en a tant ! Par exemple, j’aime Abdel Abdessemed pour la radicalité de ses œuvres ou Miguel Barceló pour son travail sur la céramique. J’ai visité récemment le Louvre-Lens et j’ai été saisie par la finesse de la réalisation architecturale de l’agence Sanaa. Parmi les artistes que j’apprécie, il y a aussi l’architecte paysagiste Burle Marx pour son travail urbain à Rio, mon amie Marjane Satrapi à qui j’ai acheté un dessin, les frères Bouroullec et Gio Ponti pour l’originalité de leur mobilier… Quant à mes lieux préférés, je mentionnerai la Fondation Inhotim pour l’art contemporain au Brésil où chaque artiste a son Panthéon, ou encore la Louisiana au Danemark, merveilleuse fondation au bord de la mer du Nord. Voyez, je multiplie les rencontres, les univers, les regards sur la vie. Tout se répond.

Quels talents réunissez-vous dans votre studio ?
Nous sommes une petite vingtaine : architectes, architectes d’intérieur, décorateurs, stylistes, designers, graphistes… J’aime mêler les parcours, les approches, les cultures. Moi qui suis passionnée par le septième art, je compare d’ailleurs mon métier à celui d’un cinéaste : ici on crée, on scénarise, on raconte des histoires, on réalise…
Votre palette créative est effectivement très variée puisque vous avez même réalisé, à la demande d’Arnaud Montebourg, une médaille pour le redressement productif, avec la Monnaie de Paris…

C’est une médaille qui récompense les créateurs, inventeurs, ingénieurs, ouvriers, entrepreneurs, qui participent par leur travail, leur ingéniosité, au redressement de la France. J’ai rapidement songé à une représentation abstraite de l’industrie, avec des hommes et des femmes qui font tourner une roue dentée dans un geste commun qui lui-même fait tourner la France.

Comme dans les années 1990, l’architecture intérieure française reste-t-elle aujourd’hui au sommet ?
Oui, elle est très sollicitée, portée par un vrai rayonnement français dans le secteur du luxe, des arts décoratifs, de l’art de vivre, de l’élégance. Aux États-Unis en particulier, on aime toujours une certaine école française, car celle-ci ne se limite pas à une question de couleurs et de matériaux ; elle est dans la narration.

Quel est le profil des particuliers qui font appel à vous pour repenser leur appartement ?
Leur point commun est généralement d’avoir une vraie personnalité et de vouloir une maison à leur image. Vis-à-vis d’eux, je suis telle une photographe qui essaierait de leur tirer un portrait en 3D. J’aime cette idée de portrait qui me permet de me renouveler à chaque projet et de ne pas proposer de recette systématique. C’est le fruit d’une conversation, d’un échange, qui aboutit à un espace.

Quelle vision avez-vous du marché de l’art aujourd’hui, et de la place du design ?
Le marché de l’art brasse aujourd’hui beaucoup d’argent ; lieu de jeux de pouvoirs, de réseaux, comme le milieu de la mode dans les années 1990, il est devenu très puissant. Pour moi, si une table en édition limitée est considérée comme une œuvre, cela doit découler d’une fabrication complexe, pas seulement de raisons marketing.

Vous situez-vous en dehors des modes ?

Je capte l’air du temps mais j’aime aussi que mes produits surfent sur les modes en devenant des classiques.

Repères :

1962
Naissance à Téhéran

1980-1986
École des beaux-arts de Paris

1989
Parsons School de New York

1999
Ouverture de son agence de design et d’architecture à Paris

2006
Création d’ une cuillère à champagne pour la marque Ruinart

2012
Décoration intérieure de l’Hôtel du Cloître en Arles

2013
Aménagement et identité visuelle du Café francais à Paris

L’empreinte d’India

Formes graphiques et couleurs acidulées, c’est ainsi que l’on pourrait décrire les créations d’India Mahdavi. Installée depuis 1999 dans son atelier parisien, rue Las Cases, l’architecte d’intérieur et designer mixe sans fausse note les motifs géométriques et fleuris ainsi que les couleurs les plus éclatantes pour le mobilier et la décoration d’intérieur. Son travail reflète ses multiples influences (elle est d’origines anglo-égyptienne et iranienne) et sa manière caméléon de s’approprier un lieu et une histoire comme au Café français à Bastille, dans le 12e arrondissement, dont elle signe l’intérieur reprenant les codes de la brasserie parisienne. Sa série Landscapes (Tables et Vases), commandée par la moyen-orientale Carwen Gallery, rejoue le savoir-faire ancestral de la céramique d’Iznik. Dans le sud de la France, en Arles, les formes des années 1950 et 1960 et le jaune moutarde associé au bleu ciel captent la lumière de la région à l’hôtel du Cloître. www.india-mahdavi.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°663 du 1 décembre 2013, avec le titre suivant : India Mahdavi - Je compare mon métier de designer à celui d’un cinéaste

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