Filmer la peinture / 1

L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 926 mots

Reproduits en noir et blanc dans les livres de Malraux, ou filmés en couleurs avec une caméra DV, les tableaux finissent par rentrer, coûte que coûte, dans la surface d’un rectangle – page de livre ou écran du moniteur. Diptyques et polyptyques, retables et prédelles, vantaux et charnières, toute l’architecture menuisée de la peinture disparaît au profit du seul objet qui passionne l’amateur d’art, celui de panneau peint et cadré sans son cadre : le tableau et son cortège de sous-tableaux. Ce démembrement de la peinture, le musée l’a commencé dans la réalité – mais ce n’est pas de cette question délicate, autrefois soulevée par André Malraux, que je voudrais discuter ici. Le fait est que le démembrement de la « peinture » s’est virtuellement intensifié avec la photographie et le filmage, qu’il s’agisse d’isoler par exemple l’élément d’une prédelle (qui est la série de panneaux qui longe le bas d’un retable) ou encore qu’il s’agisse d’extraire de ce tableau tous les sous-tableaux possibles. Je suis pour cette dissection ad libitum des images, et d’ailleurs personne n’est contre. Les découpes proposées sont seulement visuelles, c’est-à-dire virtuelles, et ne touchent pas à la matérialité des œuvres. Ce que tout le monde admet également comme une évidence, c’est que « c’est quand même mieux de voir un tableau en vrai qu’en film ». Or, ce n’est pas tout à fait mon avis.
Afin que chacun sache « d’où je parle », je précise que je filme de la peinture depuis quatre ans, pour le compte d’émissions généralistes qui vont du « journal culturel » à l’« infotainement » (1), sans que je ne change ma formule, intégralement basée sur le filmage des œuvres, sans interview ni reportage. Bref, on ne voit que des œuvres d’art, commentées en direct, de la première à la dernière seconde de mes magnétos – œuvres qui défilent donc toujours sur l’écran lumineux, aux proportions invariables, de la télévision. Le Couronnement de la Vierge, un des plus beaux Fra Angelico du monde, appartient au Louvre, qui a choisi de le présenter dans une de ses plus belles salles, le fameux Salon carré. Juchés en haut d’un escalier de marbre, la Vierge et le Christ y sont entourés d’une centaine de personnages. À l’opposé du réalisme narratif d’un Rogier Van der Weiden, qui grouille d’anecdotes dans une ambiance volontiers maussade, Fra Angelico fabrique du magnifique et du monumental avec des tissus unis et des objets simples. Les auréoles qui s’entrechoquent, les profils qui se chevauchent, le marbre des marches multicolores, le design de la roue de sainte Catherine ou celui de la bouteille de myhrre : il n’y a pas un détail qui ne soit dénué de majesté. Il n’y a pas une figure qui ne respire la quiétude humaine. C’est une dentelle de soie et d’or de bout en bout, dominée par un bleu ciel souverain. Et l’extrême rigueur de la composition n’empêche en rien ses kilos de fraîcheur.
Vous allez donc au Louvre revoir ce chef-d’œuvre qui mesure deux mètres sur deux. Si vous voulez le voir en entier, il vous faut reculer de huit mètres, ce qui est tout à fait possible. Et si vous voulez le voir de près, vous pouvez y coller votre nez : aucune barrière ne vous en empêche. Mais vous ne verrez de près que le tombé des drapés des personnages du bas, car si vous levez la tête un tant soit peu, la contre-plongée de votre regard se heurte à l’inévitable reflet de la lumière zénithale qui noie le haut du tableau dans le blanc. Donc vous reculez à nouveau pour mieux voir la partie du haut où se trame l’action du couronnement, profitant de l’éclairage correct de cette partie de la salle. Mais bien sûr, ce que vous pouvez voir, enfin sans reflet ni distorsion grâce à votre recul, est désormais bien trop loin de vos yeux pour vous permettre de profiter de l’art de Fra Angelico. Et c’est la frustration qui commence. Vous avez beau avancer ou reculer, c’est toujours la même frustration qui vous interdit à jamais d’apprécier toute partie du tableau qui se situe au-delà d’une ligne horizontale qui commence quinze centimètres au-dessus de celle de votre hauteur d’yeux, soit les trois quarts de la surface cumulée du corpus de la peinture occidentale.
Or, seule l’image vidéo, bien davantage que la reproduction sur papier, permet de ne « rien rater » de ce que ce patrimoine visuel donne à voir. Pour qui estime que les sous-tableaux d’un tableau comptent le plus souvent davantage que le tableau entier, surtout s’il date du Quattrocento, l’image vidéo m’apparaît comme un moyen indispensable de connaissance pour l’art. Mais si la vidéo offre des conditions de visibilité que le musée ne peut offrir, irais-je jusqu’à avancer que le musée ne donne pas davantage à voir « le tableau en vrai » que la télévision, mais n’est qu’un média parmi d’autres ? Voire qu’il est, pour la peinture, un média aujourd’hui inférieur à la vidéo ? Et dans ce cas, quid du sentiment d’échelle, de la fidélité des couleurs, de l’appréciation de la matière, de l’intention de l’artiste, de l’unicité de l’œuvre d’art et de la présence physique de l’œuvre – qui semblent plaider pour la suprématie du musée ? Réponses le mois prochain. 

(1) Après Rive droite Rive gauche, Nulle part ailleurs et Le Choc des cultures, l’auteur collabore cette année à Merci pour l’info une fois par mois (Canal , 18 h 45) et au Journal de la culture un vendredi sur deux (Arte, 20 h).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Filmer la peinture / 1

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