Exquis exils

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 9 avril 2008 - 1498 mots

De plus en plus d’artistes français migrent à Berlin ou Bruxelles. À la clé un confort de vie, qui s’accompagne parfois de quelques désillusions

Berlin ou Bruxelles ? Sans être cornélien, ce choix se pose de plus en plus aux artistes français qui rêvent d’une résidence étrangère mais ne veulent pas passer sous les fourches caudines de New York. Si Saâdane Afif, Éléonore de Montesquiou ou Damien Deroubaix ont élu domicile à Berlin, Lionel Estève, Xavier Noiret-Thomé, Isabelle Arthuis et François Curlet ont opté pour Bruxelles. Et chacun de vanter sa ville d’accueil en miroir de l’autre. « Berlin rassure car il s’y trouve une grande quantité d’artistes. Mais si vous n’avez pas besoin du groupe pour vous sentir exister, Bruxelles c’est mieux », affirme Jota Castro, installé depuis quatre ans dans cette capitale européenne tant provinciale que cosmopolite. « On est en train à une heure vingt de Paris, deux heures de Londres, une heure de Rotterdam. Pour aller n’importe où à partir de Berlin, il faut prendre l’avion », renchérit Pierre Bismuth, établi depuis 1992 à Bruxelles. Certes Berlin est plus isolée à l’est, mais son parfum romantique de ville-cicatrice, bombardée pendant la guerre puis écartelée par le Mur, la rend aussi plus attractive. De fait, la forte présence des artistes aimante les curateurs et galeristes, lesquels à leur tour attirent… d’autres artistes, au risque de la saturation. « Aujourd’hui, Berlin est une sorte de rendez-vous permanent, explique Cédric Aurelle, directeur du Bureau des arts plastiques à Berlin. La plupart des enseignants d’écoles d’art en Allemagne vivent à Berlin, de même que nombre de responsables de Kunstvereine, qui passent la moitié de leur temps ici. On observe un phénomène nouveau de centralisme dans ce domaine qui contredit la tradition fédérale allemande. »

5 euros le mètre carré
La majorité des artistes passant le cap des Ardennes ou du Rhin cherchent à améliorer leurs conditions de vie et de travail. Car dans les deux capitales, les loyers sont encore bon marché (de 5 à 9 euros le mètre carré dans certains quartiers berlinois !), et les surfaces disponibles, bien plus grandes qu’en France. « J’ai un bel appartement et un chouette atelier à Bruxelles, raconte Xavier Noiret-Thomé. À Paris, mon atelier serait situé en grande banlieue et j’habiterais dans 40 m2. » Une certaine déception vis-à-vis d’un système français ankylosé transparaît chez plusieurs créateurs. « Les choses avancent plus vite en Allemagne qu’en France, observe Xavier Zimmermann, qui a attendu en vain pendant un an un atelier de la Ville de Paris. Le marché y est cinq fois plus fort et la vie beaucoup moins chère. Les Allemands sont pros et les Français ne savent pas travailler. Je suis très carré dans mon travail et j’en ai marre des amateurs. » Cette distance d’avec le milieu français est sensible aussi dans les propos de Damien Deroubaix. Formé à l’Akademie der Bildenden Künste de Karlsruhe, parlant couramment allemand, l’artiste a naturellement fait son nid à Berlin depuis quatre ans. Il a réussi à nouer des contacts fructueux avec des commissaires d’expositions allemands comme Christoph Tannert, lequel l’a invité à participer à une exposition collective au Martin-Gropius-Bau à Berlin, ou Ellen Blumenstein, qui l’a intégré dans une exposition à Los Angeles. S’il voit sa carrière décoller outre-Rhin, ses liens avec la France se sont étiolés. « Depuis mon départ, je n’ai eu d’expositions en France que chez Fabienne Leclerc [galerie In Situ, Paris] ou dans des lieux indépendants, rarement dans des lieux plus officiels, remarque-t-il. À l’opposé de mes camarades en France, je n’ai fait partie que d’une seule exposition de groupe dans un FRAC [Fonds régional d’art contemporain]. » La difficulté de s’ancrer dans les réseaux parisiens motive bon nombre de départs. La Suissesse Marie-José Burki indique qu’elle n’arrivait pas « à trouver les clés » de Paris, d’où son installation depuis 1993 à Bruxelles, tandis que Xavier Noiret-Thomé parle d’« isolement ». À l’inverse, leur installation bruxelloise s’est faite sous le signe de la confiance et de rencontres plus aisées. « C’est vrai qu’à Bruxelles il n’y a pas de système d’aide aux artistes, comme il y en a en France, mais ça amène une certaine solidarité, des contacts simples », relate Erwan Mahéo, arrivé en Belgique en 1997.

Parler allemand
Berlin et Bruxelles apparaissent donc comme deux villes-cocons, où la compétition entre artistes, mais aussi malheureusement l’émulation, est moindre. « Cela apporte une certaine nonchalance, note Pierre Bismuth. Si vous ne
faites rien, ça ne choque personne. On est moins pressé, moins stressé. On ne vient pas à Bruxelles pour s’exciter l’esprit, mais plutôt pour la tranquillité. La main-d’œuvre est moins chère, et pour produire, c’est plus facile ici. » Ce climat lénifiant genre Katmandou règne tout autant à Berlin. « Les retours à Berlin sont synonymes de calme, la monotonie de la vie berlinoise, à la fois riche et répétitive, très sûre, me permet de préparer le travail que je mène principalement en Estonie et en Russie », relate Éléonore de Montesquiou. « Berlin est une ville-atelier, où l’on peut travailler, se concentrer, remarque Saâdane Afif, qui y est établi depuis quatre ans. Il n’y a pas vraiment de milieu berlinois, mais de multiples réseaux qui s’entrecroisent et s’entrechoquent, c’est une plateforme mouvante. Ce n’est ni le cocon bruxellois, ni le cocon parisien. C’est moins simple, il faut faire des efforts, ne serait-ce que de langue… » Un barrage linguistique sur lequel butent de nombreux artistes français. « Si vous ne parlez pas allemand, vous aurez beau penser faire partie de la scène berlinoise, vous serez considéré plus ou moins consciemment comme un touriste », prévient Damien Deroubaix.
Berlin comme Bruxelles changent davantage les conditions de travail que l’œuvre même des artistes. Certes le travail d’Emmanuelle Villard sur le décoratif se nourrit quelque peu de Bruxelles, une ville portée sur le design, le graphisme et la mode. De même Lionel Estève, installé depuis 1989 à Bruxelles, se reconnaît-il dans un art belge décalé. « Dans mon travail, il y a une partie de second degré, d’ironie. Si j’étais resté en France, je n’aurais pas fait certaines choses que je fais », déclare-t-il. Fraîchement arrivée à Berlin, Frédérique Loutz essaye « avant tout de produire des choses nouvelles en relation avec [s]on nouveau contexte ». « Il se trouve que j’essaye d’écrire un livre avec des images qui parlent de la ligne du dessin, du destin, de la séparation, du désir de lien. En somme, l’histoire de la ville de Berlin. » Des exemples qui restent marginaux.
L’image idyllique de ces villes-refuges se lézarde aussi à l’épreuve du temps et des désillusions. Car si les vernissages berlinois témoignent d’une effervescence, la programmation n’est pas toujours passionnante. L’effet de masse peut aussi noyer les artistes et les priver de visibilité.

Des bases arrière
Après l’effet loupe de la Documenta IX de Jan Hoet en 1992, la Belgique a quant à elle perdu de son aura et n’est pas inscrite dans le circuit des curateurs ou collectionneurs étrangers. Les institutions y sont peu nombreuses ou flottantes. « Je vois une vague d’artistes qui arrivent à Bruxelles en pensant que c’est l’eldorado, relève Xavier Noiret-Thomé. Ils ont en partie raison, c’est un peu plus simple qu’à Paris. Mais en même temps, il n’y a pas cinquante galeries ou centres d’art. Certains idéalisent, puis repartent après quelques mois. Quant aux galeries berlinoises, elles ne vont pas forcément prendre des artistes vivant à Berlin. C’est un leurre. » La capitale allemande, pour sa part, reste pauvre, privée d’une Bourse vissée à Francfort. Si quelques nouveaux collectionneurs comme Christian Boros ou Axel Haubrok y ouvrent des espaces (lire le JdA no 265, 21 sept. 2007, p. 25), les institutions sont dramatiquement désargentées. « La ville est en faillite, il n’y a pas vraiment de bourgeoisie, donc peu de collectionneurs, rappelle Damien Deroubaix. Les artistes ne travaillant pas avec une galerie dans une autre ville d’Allemagne ou à l’étranger crèvent la faim et sont obligés de faire des jobs sous-payés quand ils en trouvent, vu qu’il n’y a pas de travail à Berlin, ville qui détient le record de chômage. » Cédric Aurelle remarque quant à lui avec justesse que les artistes français bénéficiant au cours des deux prochains mois d’expositions dans des galeries allemandes, à l’instar de Mathieu Mercier, Tatiana Trouvé, Dominique Gonzalez-Foerster ou Benoît Maire, ne vivent pas nécessairement à Berlin…
L’épreuve de la réalité impose de trouver du souffle ailleurs. « Bruxelles est une très bonne base arrière, mais il faut absolument voyager », met en garde Marie-José Burki. Saâdane Afif ne vit à Berlin que dix à quinze jours par mois. Depuis son installation à Bruxelles, Pierre Bismuth est parti cinq ans en Angleterre et passe aujourd’hui une grande partie de son temps à New York. Et un départ définitif ? « J’ai un trait commun avec les Belges. Je rêve de vivre ailleurs, explique Lionel Estève. J’aimerais partir, mais pas à n’importe quel prix, pas n’importe où. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°279 du 11 avril 2008, avec le titre suivant : Exquis exils

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