Etant donné, les ombres portées de Marcel Duchamp

Roue de bicyclette, porte-chapeau, sculpture de voyage : le ready-made en perspective

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 3 mars 2000 - 1896 mots

Une exposition, une revue qui lui est entièrement consacrée et plusieurs essais tentent à nouveau de décrypter la figure obsédante de Marcel Duchamp, dont l’influence sur l’art contemporain, pour le meilleur et pour le pire, ne se dément pas depuis plus de cinquante ans. Jusqu’à une date récente, l’attention des historiens et des artistes s’était focalisée sur le ready-made : la tendance est aujourd’hui à une reconsidération de l’œuvre dans sa complexe diversité.

Si tout n’a pas encore été dit sur Marcel Duchamp et son œuvre singulière, ce n’est pas que les exégètes aient été négligents. Bien au contraire, les commentaires et les interprétations continuent de se multiplier, dans des directions parfois opposées, donnant à cette œuvre, dont on répertorie scrupuleusement la moindre note, la dimension d’un continent inépuisable. Paradoxe apparent puisque le Marchand de Sel avait eu le souci de produire aussi peu d’art que possible, après avoir renoncé à devenir “peintre professionnel”, préférant se considérer comme un “respirateur”. Mais comment qualifier un individu sans entraves, qui veut n’avoir et n’a en effet aucun compte à rendre à quiconque ?

Un génie ou un “raté”, un réactionnaire ou un provocateur, un illuminé ou un cynique, un alchimiste ou un érotomane, un dilettante ou le plus raffiné des sophistes, un dandy ou un mystificateur ? En réalité, aucun de ces qualificatifs, dans leurs oppositions mêmes, n’est approprié. Non seulement parce qu’ils sont réducteurs, y compris les plus positifs d’entre eux, mais aussi parce qu’ils ne font pas apparaître l’ampleur des contradictions que Duchamp est parvenu à mettre en place avec une patience et un mépris des récompenses dont aucun de ses suiveurs n’a voulu s’inspirer.

À l’aube du XXe siècle, Matisse, Picasso, les futuristes, Kandinsky, Mondrian ou Malevitch, parmi d’autres, ont conçu un art à la fois déductif, spiritualiste et programmatique, tandis que Dada échouait dans son projet de ruine moderne, en reconvertissant finalement toute boue en or. Non seulement, en dépit de quelques furtives incursions, Duchamp ne fit jamais acte d’allégeance à aucun des mouvements d’avant-garde, il s’est au contraire toujours considéré comme l’héritier d’une histoire dont les prémices se situent très en amont de la modernité. Sa fascination pour Jean-Pierre Brisset, qui avait creusé l’épaisseur du langage jusqu’à une délirante et improbable source mythologique, ne fut évidemment pas sans influencer sa conception de l’origine et du développement de la pensée. À l’instar de Brisset, il multiplie les sources et les deltas de la signification, jusqu’aux contradictions les plus ardues, et sans craindre de faire du moderne qu’il est malgré lui un primitif du langage artistique.

Rien n’est plus faux que de voir en l’auteur du Grand Verre (1915-1923) un apprenti sorcier de la tabula rasa, un champion du nihilisme qui entendrait faire surgir une esthétique nouvelle et révolutionnaire pour un futur radieux. Autrement dit, par la diversité de ses références et la complexité de ses propositions, Marcel Duchamp s’est plutôt considéré lui-même comme anachronique, en marge du volontarisme moderniste et idéaliste de ses pairs. Il ne variera pas de cette position, qu’il adopte dès le Nu descendant un escalier, quand ses amis et ses propres frères en refusent l’admission au Salon des Indépendants de 1912. Si être de son temps réclame une adhésion sans discrimination à toutes ses valeurs, il convient de se situer hors du temps et hors de l’espace de référence qu’est alors Paris : il parle à peine l’anglais mais débarque dans le port de New York le 15 juin 1915.

On peut voir dans ce singulier rapport à l’époque, envisagé dans toutes ses conséquences, l’un des fondements du malentendu qui ne cessera d’entretenir la paradoxale réputation de Duchamp, laquelle s’est essentiellement cristallisée autour du ready-made. Dans la vulgate qui s’élabore à partir des années soixante, la Roue de bicyclette (1913) et la Fontaine (1917) deviennent les icônes d’un renversement subversif, les prototypes d’une révolution artistique qui allait décréter que tout est possible dans le plus incertain des mondes, avant de revendiquer, plus récemment, le droit à la révolte institutionnelle et à la création fonctionnarisée.

Une grande part des analyses qui furent faites du ready-made l’ont considéré dans la valeur d’usage qu’il avait acquise dans l’art contemporain, le plaçant alors au centre d’une dialectique interminable ayant moins pour but de décrypter le Porte-bouteille au sein de l’opus duchampien que de justifier l’objet trouvé et, par la même occasion, d’exalter la pertinence absolue d’un art de l’assemblage. Le ready-made, pourtant, qui ne partage presque rien avec les papiers collés du Cubisme, ne vient pas de nulle part et ne constitue certainement pas une fin en soi. Comme le dit Duchamp dans une interview : “L’homme ne peut jamais s’atteindre à partir du scratch : il lui faut partir de ce qui a déjà été fait – de ready-made comme l’ont fait sa propre mère et son propre père”. L’hermétisme de cette étrange réflexion autorise évidemment de multiples interprétations, y compris celle qui verrait dans un l’être humain un simple ready-made…

Quoi qu’il en soit des possibles assimilations et de la filiation du ready-made, il fut pour son inventeur un élément parmi d’autres d’un dispositif plus vaste. C’est moins un objet matériel positif, de plein droit artistique, que le départ d’une série de métamorphoses prenant appui sur des spéculations perspectivistes (qui s’épanouiront dans le Grand Verre), et sur les modèles photographique et linguistique. Le ready-made ne peut pas alors rester contenu dans une définition tautologique, il est l’état donné d’une forme pour ce que Duchamp nomme “un œil quadridimensionnel”. Très tôt, il l’envisage en effet comme un producteur d’ombres : dans une note écrite entre 1912 et 1915 et recueillie dans la Boîte verte (1934), il est question de combiner les ombres de différents ready-mades. Ce qui sera en quelque sorte concrétisé dans la dernière huile sur toile qu’il réalisa pour Katherine Dreier, Tu m’ (1918), où l’on reconnaît les ombres portées d’une roue de bicyclette, d’un tire-bouchon et d’un porte-chapeaux, ainsi qu’un empilement de losanges se perpétuant hors cadre et un très réel rince-bouteilles fiché dans le tableau.

La même année, une photographie est prise dans l’atelier new-yorkais qui saisit les ombres portées et associées de la même roue, du même porte-chapeaux et celle de l’éphémère Sculpture de voyage, constituée de bonnets de bain en caoutchouc tendus par des ficelles en travers de l’espace. En tant qu’ombre, le ready-made n’est jamais là où on l’attend, il se dérobe à sa propre réalité, disperse ses multiples connotations – il est, selon le mot de Duchamp, “un rendez-vous” avec une autre dimension encore inconnue. Par ses ombres portées, le ready-made ouvre un espace de transformation comparable à celui auquel Brisset ne cessait de soumettre la langue : “Sais que c’est ?, écrivait-il par exemple dans La science de Dieu, ce exe est, sexe est, ce excès. Ce excès, c’est le sexe.”

Cette vision dynamique et contradictoire du ready-made est à l’évidence étroitement articulée au souci de dépasser la dimension rétinienne de la peinture : elle en provient et y conduit. Car ce souci n’est pas seulement le fruit d’un rejet de principe, d’une négation de la peinture et de ses insupportables odeurs de térébenthine, mais celui d’un crédit accordé à la valeur à la fois spéculative et poétique de la quatrième dimension. Jean Clair expose dans le détail les sources savantes que Duchamp eut l’occasion de méditer tandis qu’il était bibliothécaire à Sainte-Geneviève, en 1914. Les traités de perspective d’Abraham Bosse, d’Emmanuel Maignan, d’Athanase Kircher ou de Jean Pélerin Viator complétèrent et soutinrent ses réflexions sur la quatrième dimension qu’il découvrit dans les œuvres scientifiques d’Henri Poincaré et romanesques de Gaston de Pawlowski, entre autres.

La somme de ces spéculations conduit Duchamp à concevoir la Mariée mise à nue par ses célibataires, même, autrement dit le Grand Verre qui, selon l’auteur de Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, ne traduit pas une quelconque proscription dogmatique de la perspective, mais est au contraire la reprise littérale de la métaphorique parete di vetro par laquelle Léonard de Vinci désignait le tableau. Laquelle paroi de verre permet, par analogie, une coupure dans l’épaisseur de la quatrième dimension, comme le dit encore Jean Clair en reprenant les termes de Poincaré.

Encore cette coupure n’a-t-elle rien de définitif : le Grand Verre fut aussi pensé par son concepteur comme une sorte de filtre dont la lumière aurait porté les ombres au sol dans un processus anamorphique sans fin. “Après la mariée, écrit-il en 1913, faire un tableau par ombres portées/d’objet 1° sur un plan/ 2° sur une surface à telle et telle courbure/ 3° sur plusieurs surfaces transparentes…” Si le ready-made est bien une étape dans la découverte d’une autre dimension, on doit considérer les piédestaux sur lesquels Duchamp l’a parfois installé comme la mise en scène délibérée d’un profond malentendu. Malentendu sans fin que l’œuvre posthume, Étant donné, 1) la chute d’eau, 2) le gaz d’éclairage, avec ses jeux de lumière et d’obscurité, va encore accentuer.

« Le Codex duchampien, eau et gaz à tous les étages » s’articule autour des Notes autographes de la boîte verte (1934) et des Moules Mâlics (1914), étude sur verre pour la partie inférieure du Grand Verre, qui ont rejoint par la dation de Teeny Duchamp les collections du Musée national d’art moderne. Des notes préparatoires ainsi que des répliques et des croquis conçus par Richard Hamilton pour sa copie du Grand Verre complètent l’exposition, qui se propose à la fois d’éclaircir la genèse des Célibataires et le rôle qu’ils jouent dans le Grand Verre. Curieusement, aucun catalogue n’est publié à cette occasion, et on peut encore déplorer le fait que ne soit pas réédité Victor, la vie romancée de Duchamp par Henri-Pierre Roché, publié par le Centre dans le catalogue de la rétrospective de 1977. On peut aussi regretter que les œuvres du mystérieux Jean-Pierre Brisset, Facteur Cheval de la philologie, qui publia lui-même ses œuvres entre 1878 et 1913, et que Duchamp, André Breton et Michel Foucault commentèrent, soient toujours indisponibles. Richard Hamilton a beaucoup contribué, depuis les années soixante, à la connaissance de l’œuvre de Duchamp, avec lequel il collabora à plusieurs reprises pour des répliques de ses œuvres. Conservateur au Mnam, Didier Ottinger l’a sollicité pour organiser avec lui cette exposition et, entre autres contributions, il publie une « carte routière » du Grand Verre. À signaler, la traduction en anglais qu’il livre, en collaboration avec Jackie Matisse et Ecke Bonck, de À l’infinitif, publiée par la Typosophic Society, et qui témoigne, si besoin était, de la vigueur des études duchampiennes dans les pays anglo-saxons.

- LE CODEX DUCHAMPIEN, 29 mars-5 juin, Centre Georges Pompidou, niveau 4, Galerie d’art graphique, tlj sauf mardi et 1er mai 11h-21h.

- Marcel Duchamp, Notes, éditées par Paul Matisse, collection "Champs", Flammarion, 288 p., 52 F. ISBN 2-08081-637-5.
Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Gallimard, 216 p., environ 200 F. ISBN 2-07075-803-6
- Francis M. Naumann, Marcel Duchamp, l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Hazan, 332 p., 495 F. ISBN 2-85025-690-0.
- Didier Ottinger, Duchamp sans fin, L’Échoppe, 42 p., 27 F. ISBN 2-84068-117-X.
- La revue Étant donné, qui rassemble de nombreux documents inédits et contributions internationales, s’est imposée dès son premier numéro comme un outil de référence. Elle est publiée à l’initiative de l’Association pour l’étude de Marcel Duchamp par les éditions Liard (10 rue Clare, 33800 Bordeaux, tél. 05 56 92 97 52).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°100 du 3 mars 2000, avec le titre suivant : Etant donné, les ombres portées de Marcel Duchamp

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