En sortant de la Biennale...

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 10 septembre 2004 - 1700 mots

Profitant du facteur d’aimantation de la Biennale des antiquaires, les expositions « off », peu nombreuses cette rentrée, offrent dans les galeries parisiennes une alternative au salon.

Pendant que la Biennale des antiquaires s’affaire à séduire la clientèle internationale, l’actualité parisienne ne se fige pas pour autant. Moins foisonnantes que d’habitude, les expositions « off » de cette rentrée témoignent bien plus que les salons de la double finalité du marchand : chercheur et promoteur. Une vocation qu’on retrouve dans la rétrospective consacrée au créateur Édouard Lièvre chez Camoin-Demachy, en collaboration avec le sulfureux « conseiller » Roberto Polo. Actif dans les années 1870, Lièvre était le dessinateur le plus moderne et l’un des plus sollicités de son temps. Sa clientèle comptait aussi bien la comédienne Sarah Bernhardt que la courtisane Louise-Émilie Valtesse de La Bigne. Historiciste, il a forgé son vocabulaire dans un large répertoire ornemental, du gothique à la Renaissance italienne en passant par le japonisme, alors en vogue. L’exposition brasse une trentaine de meubles et objets dont 90 % ont été dénichés en France. Les prix de Lièvre ont fortement progressé, au fil des exhumations de son travail. « Une table à thé qui se vendait autour de 3 000 euros voilà dix ans vaut 300 000 euros aujourd’hui », rappelle le décorateur Alain Demachy. Une console d’apparat inspirée d’une table à offrande japonaise réalisée pour le peintre Édouard Detaille, ami et mécène de Lièvre, est proposée pour 1,8 million d’euros. Elle s’était vendue 185 francs dans la succession Édouard Detaille à Drouot en 1913. Un cabinet sur console d’une veine similaire affiche 1,5 million d’euros. Ce thème monographique court aussi chez Roxane Rodriguez, nouvelle recrue de la Biennale, qui déploie en parallèle une sélection de pièces dans sa galerie.

Picasso et Masson
À la Galerie Bellier, l’heure n’est pas à la redécouverte mais à une nouvelle appréhension du plus célèbre des artistes, Pablo Picasso. « Comme chez tous ces artistes qu’on pense très bien connaître, il y a une telle variété qu’on n’en a pas fait le tour. Ce qui est fascinant chez Picasso, c’est sa volonté de vouloir toujours inventer et de souvent y parvenir », explique Luc Bellier, qui s’attache du 22 septembre au 22 novembre à un aspect parfois inédit, souvent attachant du maître catalan. Baptisée « Picasso : l’œil, la main, le génie », l’exposition présente une trentaine de dessins, peintures, céramiques et bronzes. On y perçoit le génie prométhéen d’un artiste doué pour tous les médiums. Les œuvres suivent le fil chronologique tout en avouant certaines lacunes naturelles. Pas de période rose à 104 millions de dollars mais des prix voguant entre 50 000 euros et 3,5 millions d’euros. Parmi les œuvres sur papier, on s’attarde sur un dessin décentré à la charnière entre le cubisme et le néoclassicisme. L’Œil vorace et perçant du maître domine la section des plâtres. Acheté en décembre 2003 à la foire Art Basel Miami Beach auprès du marchand Jan Krugier, il fut aussitôt revendu à un collectionneur, lequel a accepté de le prêter pour l’occasion. On s’étonne devant trois Villas de 1931, brossées dans une touche libre qui n’est pas sans évoquer celle des années 1960. Deux terres vernissées de 1957, d’esprit pompéien, acquises à deux mois d’intervalle par Luc Bellier, sont aussi au tableau de chasse. Un plâtre vernissé, Femme debout, de 1945, lointaine résurgence d’une idole de fertilité mésopotamienne, évoque enfin la double fascination de l’artiste pour les arts primitifs et l’Antiquité. Le regard est surtout happé par un puissant tableau de combat anti-franquiste, Figure de femme inspirée de la guerre d’Espagne (1937), issu de la vente Dora Maar. Une pièce de résistance – sans mauvais jeu de mot – qui aurait pleinement sa place au Musée Picasso.
Tout en siégeant à la Biennale des antiquaires, la galerie Cazeau-Béraudière s’attache à éclairer la période américaine (1941-1945) du peintre André Masson. Perçu comme le dernier des surréalistes encore abordables, André Masson est surtout un électron libre, érudit et littéraire. Émigré aux États-Unis en 1940, il préfère au tumulte new-yorkais la campagne du Connecticut. « Le pays est plus cosmique que la France, par le climat, les météores, la foudre, la puissance de la terre. J’ai donc accompli aux États-Unis quelque chose que je devais ruminer depuis longtemps, mais dont j’ai eu la révélation sur place », écrivait-il. En près de quatre ans, il produit 120 tableaux dont l’exposition, montée grâce à l’appui de la famille, dévoile une cinquantaine de pièces proposées entre 150 000 euros et 1 million d’euros. « C’est l’époque où il s’occupe moins du sujet et du concept pour devenir pleinement peintre », explique le galeriste Philippe Cazeau. Une période qui constitue un pivot dans sa carrière, l’artiste, selon le mot de Ghislain Urhy, président du Comité Masson, délaissant la ligne pour la forme. Vecteurs d’une révolution personnelle, ces années ouvrent la voie à l’expressionnisme abstrait américain. On s’étonne encore que Beaubourg n’ait pas pris l’initiative d’une rétrospective, d’autant plus que la Pinacothèque de Marc Restellini semble déjà sur les rangs.

« L’animal dans l’art »
Autres participants à la Biennale, Guy et Sandrine Ladrière proposent en « off » une exposition dédiée à « L’animal dans l’art ». Parmi les 50 pièces présentées dans une fourchette de 30 000 à 300 000 euros, figure un aquamanile de Basse-Saxe en bronze allemand vers 1400, le goulot formé de deux têtes de monstre. La forme épaisse rappelle des exemplaires romans plus anciens. Tout en force et en cambrure, un taureau en bronze de l’atelier d’Antonio Susini évoque le modèle de Jean de Bologne. Plusieurs variantes se trouvent dans les collections des princes du Liechtenstein et de la reine d’Angleterre. Au niveau des marbres, un relief représentant un cheval au repos portant un cavalier (350 av. J.-C.) est à rapprocher d’un relief exécuté par le sculpteur grec Bryaxis au Musée national d’Athènes.
Les déçus de la Biennale s’en donnent parfois à cœur joie dans ces événements parallèles. Faute d’obtenir le grand stand qu’elle réclamait, la galerie Liova-Marc Perpitch s’est retirée de la Biennale pour présenter du 13 au 30 septembre une trentaine d’objets issus de collections privées principalement européennes sous l’oriflamme « Or et décors du XVIIe siècle ». Les amateurs pourront découvrir un impressionnant lustre en bronze doré à huit bras de lumière, anonyme mais proche du travail d’André Charles Boulle. Toutes les pièces sont poinçonnées au « C » couronné. On s’attarde aussi pour 200 000 euros sur un meuble Vargueño de Salamanque dont les tirettes ont la particularité de représenter des têtes aztèques et non les habituelles coquilles de Saint-Jacques de Compostelle. Parmi les curiosités, on repère pour 150 000 euros une paire de lions rugissant en chêne sculpté maintenant un globe sous leur patte (vers 1500). Il en coûtera enfin 40 000 euros à l’amateur d’un étrange fauteuil à crémaillère Louis XIII, réalisé dans des proportions hors normes.

Espace taillé sur mesure
Coutumiers d’expositions phares en concordance avec la Biennale, qu’ils ne font plus depuis 1994, Nicolas et Alexis Kugel réservent une surprise différente. Après trente-quatre ans de bons et loyaux services dans les 600 m2 de la rue Saint-Honoré, les voilà installés rive gauche, au sein de l’hôtel Collot, un important bâtiment palladien construit en 1840 par l’architecte Louis Visconti. Après avoir d’abord songé au siège d’Yves Saint Laurent, avenue Marceau, les deux frères ont contacté la famille Isère, propriétaire de biens installés depuis longtemps dans cet immeuble. Par un curieux hasard, le célèbre marchand de l’entre-deux-guerres Founès y avait aussi établi ses quartiers de 1923 à 1932. Le décorateur François-Joseph Graf, installé lui-même à quelques encablures, a restructuré l’ensemble pour offrir deux étages d’exposition. Le remaniement était autrement plus aisé que celui effectué par l’antiquaire Maurice Segoura à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, après le passage « fracassant » du couturier Pierre Cardin. Une douzaine de salles de l’hôtel Collot, certaines drapées de brocatelle ou de damas rouge, d’autres gainées de boiseries d’époque Louis XVI, déclinent des ambiances aussi bien Renaissance que XVIIIe. Pour ceux qui redoutent les problèmes de stationnement sur le quai, la cour de l’hôtel particulier peut accueillir jusqu’à dix limousines… Avec un espace taillé sur mesure pour les fêtes et les expositions, les Kugel peuvent encore plus facilement défier la Biennale. « Je ne suis pas anti-Biennale, mais elle ne me correspond pas, déclare Nicolas Kugel. Nous n’avons pas encore de vrais projets d’expositions, mais on aimerait faire des événements plus fréquents et pas nécessairement spectaculaires à chaque fois. » L’inauguration ayant lieu le même jour que le fameux dîner de la Biennale, les collectionneurs devront choisir leur camp !
À noter enfin, un nouveau salon au nom de guerre un brin pompeux : « 1er Prestige des antiquaires ». Regroupant quarante-cinq marchands, parmi lesquels Jean-François Anne, Florence de Voldère et Assour & Sumer, cette manifestation, qui se déroule au Palais des congrès du 11 au 19 septembre, regroupe quatre anciens salons d’Auteuil. Comme quoi la multiplication des salons mène parfois à la fusion...

- 1er PRESTIGE DES ANTIQUAIRES, 11-19 septembre, Palais des congrès, porte Maillot, 75017 Paris, tél. 02 38 90 11 83, tlj 11h-20h, nocturne le jeudi 16 jusqu’à 22h. - OR ET DÉCORS DU XVIIe SIÈCLE, 13-30 septembre, Galerie Liova-Marc Perpitch, 240, boulevard Saint-Germain, 75007 Paris, tél. 01 45 48 53 30, du mardi au samedi 10h-13h 13h30-19h, le lundi 14h-19h. - L’ANIMAL DANS L’ART, 13 septembre-2 octobre, Galerie Ratton-Ladrière, 1, quai Voltaire, 75007 Paris, tél. 01 42 61 29 79, lundi 14h30-19h30, du mardi au vendredi 10h30-13h, 14h30-19h30, samedi 15h-18h. - ÉDOUARD LIÈVRE, 17 septembre-2 octobre, Galerie Camoin-Demachy, 9, quai Voltaire, 75007 Paris, tél. 01 42 61 82 06, du lundi au samedi 10h-19h. - Galerie Kugel, ouverture le 16 septembre, hôtel Collot, 25, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 42 60 86 23, www.galerie-kugel.com, du lundi au vendredi 10h-18h30, samedi sur RDV. - PICASSO : L’ŒIL, LA MAIN, LE GÉNIE, 22 septembre-22 novembre, Galerie Bellier, 20, rue de l’Élysée, 75008 Paris, tél. 01 44 94 84 84, du lundi au samedi 10h-13h, 14h-19h. - ANDRÉ MASSON, AMERICA, 23 septembre-20 novembre, Galerie Cazeau-Béraudière, 16, avenue Matignon 75008 Paris, tél. 01 45 63 09 00, du lundi au vendredi 10h-19h, samedi sur RDV.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°198 du 10 septembre 2004, avec le titre suivant : En sortant de la Biennale...

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