Des figurants de luxe

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2012 - 1466 mots

Depuis 2005, musées et monuments nationaux sont incités à accueillir en leurs murs un plus grand nombre de tournages de fictions ou de séries télévisées.

Une mise à disposition qui donnerait raison à Viollet-le-Duc sur la pertinence de son pastiche de l’architecture médiévale ? Depuis plusieurs saisons, Merlin et Arthur, les héros mythiques des chevaliers de la Table ronde, hantent régulièrement les salles du château de Pierrefonds. Un miracle permis grâce à la chaîne BBC : depuis 2007, le château de l’Oise et son architecture néomédiévale, merveille des pastiches élevé au XIXe siècle par Viollet-le-Duc, sert en effet de décor à de nombreuses scènes de la série télévisée britannique « Merlin ». Si la longueur du tournage et sa récurrence sont « plutôt rares », d’après Laurent Michel, le « monsieur cinéma » du Centre des monuments nationaux (CMN), la présence d’équipes de tournage dans l’un des deux cents monuments de l’État est loin d’être une première. Pour la seule année 2011, le château de Carcassonne (Aude), avec la série « Labyrinth » de Kate Moss, ou la forteresse de Salses (Pyrénées-Orientales), pour « Inquisitio » par Nicolas Cuche, auront servi de décor grandeur nature à des fictions télévisées. Pas moins de dix-huit longs-métrages auront également été tournés, dont Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot (à Maisons-Lafitte, Yvelines) ou le Le Dossier Toroto de Jean-Pierre Mocky (à la Chapelle expiatoire, Paris).
Certains monuments sont ainsi devenus de véritables vedettes de cinéma : c’est le cas du château de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne), avec sa batisse du XVIIIe siècle meublée et son grand parc. Situé seulement à 25 km de Paris, sa réouverture prochaine – l’effondrement d’un plafond avait obligé à sa fermeture – serait très attendue par les professionnels du cinéma. Car si, historiquement, les châteaux français ont toujours séduit les réalisateurs, depuis 2005, un sérieux coup d’accélérateur a été donné à cette politique. Le tournage du Marie-Antoinette de Sofia Coppola aurait servi d’électrochoc. Le ministère de la Culture – où officiait à l’époque Renaud Donnedieu de Vabres – décidait alors de faciliter l’accueil des tournages dans les monuments historiques et les monuments nationaux en créant un poste de coordinateur au sein de la commission nationale de Film France, dépendant du Centre national de la cinématographie (CNC). Depuis, cette politique a été confortée par l’Agence du patrimoine immatériel de l’État (APIE), émanation de Bercy créée en 2007 à la suite du rapport Jouyet-Lévy sur l’économie de l’immatériel. L’APIE est chargée de promouvoir tous les bâtiments publics, des tribunaux aux prisons, pour un résultat de quelque 350 tournages en 2011. Elle est aussi à l’origine d’un texte qui a su motiver les récalcitrants : le décret « intéressement » du 10 février 2009, permettant aux administrations concernées de conserver l’intégralité des recettes liées aux tournages.

« Sélectifs et chers »
Le cinéma représenterait-il une manne pour les monuments et musées désargentés de l’État ? Si les sommes rapportées sont significatives, les redevances de tournages ne sont pas non plus la poule aux œufs d’or parfois annoncée. En 2011, le CNM, pourtant leader avec son catalogue de 200 monuments, a pu récolter près de 800 000 euros, somme en constante hausse depuis 2005 (500 000 euros). Au fil des ans, les grilles tarifaires ont ainsi été mieux adaptées aux besoins des professionnels, grâce notamment à l’expertise de la Commission du film d’Île-de-France. « Si 80 % des tournages en France ont lieu en région parisienne, c’est aussi en fonction d’une tradition : au-delà d’une distance de 50 km du domicile du technicien, la production doit lui rembourser tous ses frais », explique Laurent Michel. Tourner en régions coûte donc plus cher qu’à Paris. D’où des tarifs plus élevés dans la capitale – y compris dans des petits monuments – qu’au prestigieux Mont-Saint-Michel (4 300 euros la journée). Ces redevances demeurent toutefois nettement moins coûteuses qu’au Louvre ou à Versailles, où la dîme oscille entre 10 000 et 15 000 euros pour une journée de tournage, les tarifs étant moins élevés pour les extérieurs. « Nous sommes assez sélectifs donc chers », reconnaît Joëlle Cinq-Fraix, chargée de mission pour les événements exceptionnels, les tournages et prises de vue au sein du Musée du Louvre. « Auparavant, nos tarifs étaient plus bas mais aussi plus complexes. Mais il y a aussi une autre raison : nous souhaitons par ce biais faire venir des productions qui ont les moyens et paient bien leurs techniciens. C’est un gage de sécurité pour les œuvres. » Car tous les musées l’affirment mordicus : la priorité va à la sécurité et à l’ouverture au public, les tournages étant limités aux jours de fermeture des établissements et à la nuit, à l’exception des extérieurs, d’où une gestion de planning serrée. Depuis 2005, le Musée du Louvre s’ouvre cependant plus volontiers au cinéma. « Nous voulons être sur tous les écrans du monde », explique Joëlle Cinq-Fraix. D’où un éclectisme des productions, qui vont de « Covert Affairs », série américaine, au Capital de Costa-Gavras, actuellement en cours de montage, tourné en février, en passant par Visages – film franco-belge taïwanais de Tsaï Ming-Liang coproduit par le musée et présenté à Cannes en 2009. Sans oublier Adèle Blanc-Sec de Luc Besson ou, dans un tout autre registre, le Da Vinci Code ou « Les Feux de l’amour », série fleuvissime qui attire toujours 25 millions de téléspectateurs. Le musée refuse toutefois les projets jugés saugrenus, tels les jeux télévisés : « Nous recevons régulièrement des propositions de chasse au trésor ou encore d’un jeu britannique dans lequel deux antiquaires viendraient évaluer des œuvres ». Pour les longs-métrages, le musée n’ayant guère la main sur le final cut [montage définitif], les choses sont claires : « Nous ne sommes pas censés avoir honte lors de la sortie en salle… », souligne Joëlle Cinq-Fraix. « Sans que cela ne soit une recherche d’objectif », le Louvre affiche de bons résultats, avec près de 330 000 euros de redevances de tournages en 2011.

« Heures mécénat »
Au château de Versailles, Denis Berthomier, administrateur général du domaine, tient à relativiser : « Cette activité nous a rapporté 200 000 euros en 2011, mais elle demeure très marginale en comparaison avec nos 40 millions d’euros de recettes de billetterie. » Si Versailles a toujours été un lieu prisé, Marie-Antoinette y a fortement marqué les esprits, avec ses trois semaines de tournage. Cela même si de nombreuses scènes ont été tournées dans des sites moins coûteux, comme l’hôtel de Soubise (Paris-3e), siège des Archives nationales, le château de Maisons ou celui, privé, de Vaux-le-Vicomte… « Le château de Versailles comme personnage du film, c’est ce que nous recherchons, tout en évitant les conflits radicaux d’image », poursuit Denis Berthomier. Les tournages dans la chambre du roi ou de la reine et dans la chapelle royale ne sont ainsi autorisés qu’avec prudence.
Si les musées et monuments sont désormais bien intégrés à la chaîne de production cinématographique, certains reconnaissent l’existence de marges de progression. Outre une concurrence entre grands et petits musées et monuments, encore mal outillés pour satisfaire les demandes, le marché international reste à conquérir. « 90 % des productions dans nos monuments sont françaises, note Laurent Michel, du CMN, nous cherchons donc à développer notre visibilité à l’international, en étant notamment présents dans les festivals, comme celui de Cannes. » De nombreuses institutions culturelles participaient aussi au Salon des lieux de tournage, qui tenait sa deuxième édition en février, à Paris. Mais d’autres freins persisteraient-ils ? Le temps où les conseillers du ministre de la Culture imposaient un tournage à un directeur d’institution, réticent à mettre à disposition, sur son temps de travail, du personnel de surveillance, semble aujourd’hui révolu. Le ministère a en effet généralisé un système incitatif : celui des « heures mécénat ». Les agents publics, volontaires pour travailler lors des tournages, sont désormais payés « en sus de leur obligation statutaire de service », directement par la production du film. Cela à un taux horaire très attractif, compris entre 22 euros et 33,10 euros (net) après minuit. Autant dire que les « heures mécénat », également utilisées pour les privatisations d’espaces, sont très recherchées – parfois même « verrouillées » – pour procurer un complément de revenus non négligeable. Cette anomalie n’a pas échappé à la sagacité des rapporteurs de la Cour des comptes, signalant dans un rapport cinglant consacré à la gestion des musées nationaux (en mars 2011), un cas extrême atteignant 629 « heures mécénat » – contre 1 607 heures annuelles théoriques ! De quoi parler de « sollicitation jusqu’à l’abus d’un système dérogatoire ». Le 7e art le vaut-il bien ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Des figurants de luxe

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