Denise René, avocate de l’art géométrique

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 1 septembre 2006 - 1988 mots

Sujet d’une exposition en 2001 à Beaubourg, la galeriste Denise René est une figure historique de l’art abstrait. Son engagement, presque un combat, n’a jamais faibli en soixante ans d’activité.

Faut-il encore présenter Denise René, la papesse de l’art abstrait géométrique et du cinétisme ?
Depuis 1944, sa galerie est un des hauts lieux de l’abstraction géométrique. Elle y a défendu Vasarely, Dewasne, Mondrian, Calder, Tinguely, Schöffer, etc. En 2001, fait exceptionnel, le Centre Pompidou lui a même rendu hommage. Après plus d’un demi-siècle de militantisme, Denise René n’a rien perdu de sa passion et de ses prises de position directes qui ne s’embarrassent pas de fioritures.

Votre père était un soyeux lyonnais, et votre tante vous destinait à devenir modiste. Comment êtes-vous devenue galeriste ?
Denise René : Mon père était un collectionneur entouré d’artistes. Nous avions de nombreuses œuvres autour de nous. Nous vivions dans un milieu où l’art faisait partie du décor, était naturel ; c’est ainsi que mon père nous a transmis son virus.
Ma tante avait convaincu mon père que modiste était un métier convenable pour des jeunes filles. Elle nous avait confié, à ma sœur Lucienne et à moi, en 1938, un appartement au deuxième étage du 124 rue La Boétie pour l’utiliser comme un atelier de mode. Mais je considérais ce milieu comme futile et sans intérêt. La guerre a été déclarée et tout a été bouleversé. J’ai rencontré Vasarely en 1939, et l’idée a germé de faire de ce local une galerie : nous avons commencé notre carrière ensemble.

Comment rencontrez-vous Vasarely ?
Je l’ai rencontré au Café de Flore que je fréquentais tous les jours en fin d’après-midi pendant la guerre. Beaucoup de peintres et de gens de théâtre s’y retrouvaient : Prévert, Simone Signoret,
Picasso et Dora Maar, Sartre et Simone de Beauvoir, Giacometti, le groupe Octobre, proche d’André Breton et de Trotski qui réunissait notamment Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Mouloudji… Il n’y avait que des habitués, les rideaux de défense passive étaient baissés ; si un Allemand entrouvrait la porte, il était dévisagé et mal à l’aise il repartait !
À cette époque, Vasarely gagnait sa vie comme dessinateur publicitaire. Il m’a proposé d’ouvrir dans mon local un atelier de décoration d’objets de luxe grâce auquel plusieurs clandestins ont survécu.

Comme votre père, vous êtes engagée politiquement. En 1943, vous accueillez même de grandes figures de la Résistance rue La Boétie…
Le mari de ma sœur était un membre actif de la Résistance et nous tenions des réunions secrètes. Nous avons accueilli Rol Tanguy, d’Astier de la Vigerie, Georges Bidault…

Dès l’année 1944 vous montez avec Vasarely, dont vous êtes la compagne, une première exposition. Qui la visite alors ?
Vasarely projetait de fonder une école où toutes les disciplines artistiques seraient réunies, une sorte de Bauhaus. C’est pourquoi il a voulu, en 1944, exposer le fruit de ses recherches graphiques. Tout le Café de Flore est venu, André Breton, Paul Eluard. La presse a suivi.

Très vite, avec le surréalisme et l’abstraction, vous cherchez à rompre avec les courants français dominés par Picasso, Braque et les fauves…
Un groupe de jeunes peintres abstraits est venu se proposer, tels Marie Raymond, Hartung et Schneider, entre autres artistes. Et nous avons peu à peu multiplié les expositions : Max Ernst, Toyen (à la demande de Breton), Jean Arp, Marcel Janco, Hans Richter, Picabia…
L’aventure de la galerie est rapidement devenue collective. Un groupe activiste s’est constitué autour de Vasarely, parmi lesquels Dewasne, Jacobsen, Mortensen, Herbin, Deyrolle, Poliakoff. Peu à peu mes préférences se sont dirigées vers l’art non figuratif dépouillé, vers la rigueur absolue, l’art abstrait construit.

Préférez-vous cet art géométrique en raison de votre grande rigueur ?
Il correspond vraisemblablement à mon engagement, à mes idées, à ma recherche d’idéal, d’exigence. Le fait d’avoir vécu les désordres de la guerre m’a incitée à apprécier l’esthétique dépouillée, sécurisante. Oui, dans les années 1950 cet art abstrait construit était rassurant, structuré, impliquant des prises de position sans compromis. Après, je suis entrée dans le mouvement du cinétisme. Ce n’était pas un reniement, plutôt une continuité.

Défendre l’abstraction géométrique, au début des années 1950,  n’était-ce pas aussi un acte provocateur ?
Je ne nierais pas mon désir de bousculer les préjugés, de brusquer les Français que je trouvais difficiles à engager dans l’art contemporain. Même Picasso n’a été accepté que par snobisme au début, et non pas par choix. Pour Matisse cela a été plus facile. Mais imaginez Mondrian ! Que n’ai je pas entendu : « Mon enfant pourrait en faire autant ! ».

Quels étaient vos clients alors ?
Les Américains, les Nordiques, les Suisses allemands. Les Français étaient les derniers à acheter. Heureusement, je me suis tout de suite tournée vers les pays étrangers considérant qu’il n’y avait pas d’espoir dans l’Hexagone.
J’aimais évangéliser, donner à voir dans des pays plus ouverts. J’allais au Danemark, en Suisse, en Angleterre… J’ai monté des partenariats avec des musées au-delà des frontières. Il a fallu la reconnaissance internationale pour que la France accepte notre aventure.

En dépit de cet engagement, l’exposition de 1955 sur le mouvement est une véritable réussite !
J’ai avancé pas à pas dans mes recherches. Il y avait beaucoup de vitalité après la guerre. Quand une galerie apparaissait, elle était immédiatement envahie par les artistes qui voulaient y montrer leurs œuvres. Il fallait faire un tri. Les critiques d’art étaient aussi très actifs. On faisait la queue dans l’escalier du 124 rue La Boétie pour venir à mes vernissages !
En 1955, Vasarely ajoute le mouvement à l’art géométrique et il a une idée sensationnelle : organiser une exposition sur ce thème. Je suis partante. Je rassemble des œuvres de Calder, Soto, Tinguely, Agam. Toutes sont mobiles. Le fait de les présenter à un public nombreux et passionné a incité ces artistes à aller encore plus loin.
Il existe toujours des courants inconnus, non encore révélés. Des artistes sont dans une période d’invention, de création, et leurs recherches aboutissent en même temps. C’est comparable à ce qui se passe dans le domaine de la science. Cette exposition a été, pour Vasarely, le catalyseur du cinétisme, la prise de conscience. Et la presse l’a découvert.

Votre exposition Mondrian de 1957, la première en France, est un autre grand événement ?
C’est une année charnière. La France était hostile à l’art abstrait. Les musées français ne voulaient pas de Mondrian, ils estimaient que ce n’était pas un art pour les Français ! Révélateur de l’état d’esprit de l’époque…
Il m’a fallu l’aide du directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam pour monter cette exposition où rien n’était à vendre. Mais j’étais fière de montrer les œuvres d’un artiste aussi important.

Étiez-vous la seule à défendre l’art abstrait géométrique dit « froid » ?
Jusque dans les années 1950, l’abstraction géométrique était mal acceptée. Le marché de l’art et les goûts étaient très cloisonnés, il y avait peu d’interpénétration. Il m’a fallu une action permanente, la répétition et la diversité des artistes présentés pour changer le regard.
La galerie de France et la galerie Maeght m’ont rejoint sur l’art abstrait. Jeanne Bucher aussi un peu sur l’art géométrique, elle qui fut la première à montrer des cubistes et des surréalistes. C’était une époque révolutionnaire qui a connu une accélération dans l’art abstrait géométrique comme dans d’autres secteurs, technologiques par exemple.

Quand les acheteurs français s’intéressent-ils enfin à l’art abstrait ?
Seulement dans les années 1980. La Foire de Bâle et la Fiac nous y ont aidés. Mais les plus séduits restent les Suisses allemands et les Américains.

Était-il risqué d’ouvrir une galerie à New York dans les années 1970 ?
En fait j’exposais très souvent là-bas. Un jour des artistes m’ont incitée à y avoir une vitrine. Mes clients étant principalement américains, il y avait une logique. Je me suis lancée sur la 57e rue, près de la 5e avenue. Mais en fait les Américains aimaient venir en Europe pour acheter. Il était donc dangereux, coûteux et risqué d’ouvrir cette galerie.
J’y suis néanmoins restée dix ans, j’y allais tous les mois. J’aimais New York et j’y ai découvert de nombreux artistes comme Robert Indiana, Tony Rosenthal, Charmion Von Wiegand.

Quelles différences majeures avez-vous rencontrées de part et d’autre de l’Atlantique ?
En France le rapport à l’art était plus distant, compassé ; aux États-Unis c’est plus simple, convivial. Même des galeries privilégiant des tendances opposées se fréquentent. Ici, c’est comme en politique, on fonctionne par affinités. Il y a des clivages culturels même si cela s’est assoupli aujourd’hui. Rien à voir entre le pragmatisme américain et les chapelles françaises !
En 1978, il y a eu une crise de l’art et j’ai fermé ma galerie. Mais à ma grande époque de voyageuse, j’ai eu jusqu’à quatre galeries : une à Dusseldorf, une à New York et deux à Paris !

Pourquoi l’art cinétique n’a-t-il pas franchi l’Atlantique ?
Parce que New York voulait imposer ses artistes et que ceux-ci avaient d’autres orientations. Là-bas, il n’existait pas d’artistes de la tendance de l’art cinétique comme ici. Seul le galeriste Sydney Janis l’a défendu.
 
Comment expliquez-vous l’incompréhension du grand public français pour l’art contemporain ?
C’est une incompréhension qui remonte à un certain temps déjà. En France, une élite souhaite que l’art contemporain reste confidentiel, refuse la reconnaissance du grand public, même si les choses évoluent cependant.

Le profil de vos clients a-t-il changé durant ce demi-siècle de militantisme en faveur de l’art abstrait ?
J’ai, aujourd’hui, davantage d’amateurs plus jeunes, âgés entre vingt-cinq et cinquante ans. Ils représentent près de la moitié de mes collectionneurs.
L’art construit plaît mieux aux jeunes qui apprécient son côté propice à la méditation, qui les repose de la pluie d’images dont ils sont inondés. Mais les étrangers pèsent toujours quatre-vingts pour cent de mon chiffre d’affaires.
Nous avons des clients trentenaires, de plus en plus, mais ils cessent d’acheter au-delà d’un certain prix. Les pièces importantes nous les vendons hors des frontières. Autrement, les Français investissent moins que les collectionneurs belges, suisses, américains, suédois.

Vous-même Denise René, vos goûts ont-ils évolué depuis l’ouverture de votre première galerie, en 1944 ?
Je n’ai pas changé de goûts depuis de nombreuses années. J’ai été démoralisée par l’exposition « La Force de l’art » au Grand Palais. J’ai trouvé cette dernière vide et vulgaire. C’est du non-art, il y a beaucoup de provocation gratuite, de banalité ; cela manque d’invention et de respect pour l’art.

En 2001 le Centre Pompidou vous rend un hommage appuyé en exposant trente-neuf artistes et cent vingt œuvres pour une exposition « Denise René ». Honorer une galerie en activité est une démarche inhabituelle, comment l’avez vous-perçue ?
Comme un hommage exceptionnel, unique, et comme jamais le Centre Pompidou n’en a rendu, avant ou après moi. Aux États-Unis, toutefois, il s’agit d’une pratique assez « normale », en particulier au MoMA de New York.

Vous qui avez découvert des artistes de grand talent, percevez-vous aujourd’hui de nouveaux courants porteurs dans l’art ?
Actuellement, je ne perçois pas de nouveau courant. Nous sommes dans une période calme sur le plan de la création.

Comment imaginez-vous l’avenir de vos galeries parisiennes, boulevard Saint-Germain et rue Charlot, espace ouvert en 1991 ?
La communication entre un lieu et une œuvre, le rapport entre un galeriste et un artiste, tout est lié.
J’étais très amie avec Vasarely, Soto et Sonia Delaunay, aujourd’hui disparus. Après moi la galerie s’arrêtera, c’est mon œuvre, mon regard. Elle n’aura pas de successeur.

Biographie

1944 : Denise René ouvre sa première galerie rue La Boétie, à Paris.

1955 : Avec l’exposition « Le Mouvement » naît l’art cinétique.

1957 : Elle fait découvrir Mondrian à la France.

1966 : Ouverture de la galerie du boulevard Saint-Germain, à Paris.

1967 : Elle ouvre une galerie en Allemagne.

1970 : Inauguration de sa galerie à New York.

2001 : Exposition « Denise René » au MNAM.

2006 : À Paris, Denise René partage son temps entre ses deux galeries.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°583 du 1 septembre 2006, avec le titre suivant : Denise René, avocate de l’art géométrique

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