De l’insuccès de l’art français

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 7 octobre 2005 - 961 mots

De multiples critères peuvent expliquer ce retrait. Et si, après tout, la France payait le prix de la relative réussite de sa démocratisation de l’art ?

II est de ces questions ainsi faites qu’elles excluent que l’on y réponde : celle concernant l’insuccès de l’art français au niveau international en est une, qui mérite pourtant sans doute d’être posée… Mais qui abrite son train d’impensés et qui, surtout, implique des réponses bien au-delà de la raison artistique. Il s’agit donc ici de formuler quelques remarques en forme de réponse à côté de la question, et non une solution ou une recette curative. Ainsi de la définition nationale : « Français ? »
La tentation universaliste de l’art en général et l’internationalisme actif de l’art moderne ont rendu suspecte toute ambition nationaliste, souvent réservée dans l’histoire récente aux stases les plus conservatrices dans l’art : les enthousiasmes nationaux se sont souvent affirmés aux dépens du modernisme. La structure de la Biennale de Venise est à ce titre un archaïsme. Mais c’est surtout la confusion des plans de réalités qui rend la question « impossible » : parle-t-on d’art ou de marché de l’art ? de vigueur culturelle ou institutionnelle ? de créativité ou de marketing ? La superposition des valeurs – artistique et vénale – vrille le débat. Alors que l’art contemporain, de son côté, revendique tout à la fois, et non sans ambiguïté, voire duplicité, la réussite économique et le « désintéressement », le succès ou l’insuccès ne sont argumentés qu’en termes quantifiables, économiques ou statistiques. Mais la compulsion marchande généralisée fait prendre la cote marchande comme organon de la créativité, souvent par l’implicite. On a observé comment la réception du rapport Quemin en 2001 a permis d’entretenir ce double langage. Outre que l’enquête socio-économique est nécessaire et bienvenue, on a vu aussi comment l’outillage quantitatif d’évaluation de l’art est accueilli avec une sorte de soulagement, à contre-pied de l’évaluation critique, vouée au relativisme et désormais sans ambition de vérité définitive. L’absolu économique nous habite si fort ! On demandait il y a quelques semaines au ministre de la Culture ce qu’il comptait faire pour l’art français à l’export : « Améliorer l’offre ! » a lancé Renaud Donnedieu de Vabres. Qu’est-ce à dire ? Contribuer à ce que les artistes français soient meilleurs ? Cela aurait frisé l’insulte. Vendre moins cher ? Multiplier prestations et services ? Ce marché-là ne fonctionne pas comme cela. Mais le fort libéral vocabulaire du ministre entretient l’ambiguïté. Il y a, c’est sûr, une question d’organisation institutionnelle du monde de l’art, comme de structure de l’investissement dans les mécanismes de l’import-export et de faiblesse structurelle des opérateurs. La sans doute nécessaire commission ad hoc mise en place récemment entre l’Association française d’action artistique (AFAA) et la délégation aux Arts plastiques (DAP) doit y réfléchir. Cependant, tenir isolées les questions de marché ne suffit pas. Il faut aussi interroger le marché intérieur, la faible ambition globale des collectionneurs privés et le rôle salutaire, mais non sans paradoxe, des collectionneurs institutionnels. Ces derniers investissent-ils assez sur les artistes français ? Le commissionnaire que je suis, aujourd’hui pour le FRAC Bretagne, y réfléchit souvent à deux fois, bien que le critère de nationalité ne soit pas en rien qualitatif. Sauf peut-être de manière perverse, quand il devient difficile d’acheter pour des questions de cote une pièce d’un Jean-Pierre Raynaud : un FRAC a parfois du mal à s’aligner sur les prix du marché, surtout pour les artistes d’envergure, à qui le soutien intérieur peut manquer. En terme de marché, donc, la question de l’offre va de pair avec celle… de la demande. Or, ici, les choses se compliquent sérieusement. Les enjeux, à nouveau, se superposent, dont ceux des équilibres mondiaux : l’évolution de la place relative de la France en est une dimension. Mais qu’en est-il sur le plan de la nature de l’art ? Bien malin qui fonderait artistiquement sa vision. Air connu : français, l’art deviendrait trop cérébral, trop sec ! On pourrait le croire en regardant certains des artistes qui marchent le moins mal à l’export, du point de vue de la reconnaissance marchande comme des expositions. Une Dominique Gonzalez-Foerster ne tient-elle pas sa reconnaissance d’une ambiguïté de ce genre, d’un crédit d’intellectualité, de littérarité, d’intériorité qui fait en l’occurrence passer l’hermétisme élégant pour de la qualité artistique ? Il en va ici d’une représentation et de projections contradictoires, qui valorisent le compliqué pour mieux l’isoler. De là à conclure que l’art français est perdu par son esprit de finesse, le constat serait amer, et bien difficile à fonder. Non, le contenu de l’art n’est pas assez unifié pour causer une réponse univoque. En revanche, les systèmes de légitimation de l’art en France, au-delà des nostalgies d’aristocratisme déguisées aujourd’hui sous la revendication de l’exception culturelle, paient sans doute le prix de leurs réussites réelles (et relatives) : une forme de démocratisation de l’art (j’entends : de la valeur symbolique de l’art), qui tend à l’intégrer et à le banaliser dans les structures sociales. Cet art socialisé (socialistisé, si je puis !), cet « art à 12/20 », selon le mot joliment vache de Bertrand Lavier, est sans doute moins délibérément concurrentiel que la logique marchande ne le voudrait, elle qui raréfie et concentre pour alimenter le marché. Il faudrait alors que la critique soit aussi capable d’assez de crédit pour accompagner cette dissémination de l’art, là où ses ennemis veulent voir ou croire à sa disparition. Il resterait à se satisfaire et même à se faire fort d’une réalité artistique qui n’est pas réduite à la seule force de frappe économique, mais qui se débat dans un équilibre toujours menacé, plus ouvert que d’autres scènes, moins rentable sans doute, moins visible, cependant vivant et partagé.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°222 du 7 octobre 2005, avec le titre suivant : De l’insuccès de l’art français

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