De l’État à l’Église, les enjeux de la commande publique en France

Depuis une quinzaine d’années, les interventions contemporaines se multiplient dans les églises

Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 1364 mots

Depuis une quinzaine d’années,
la France est le terrain privilégié
d’un renouveau et d’une intensification des interventions d’artistes contemporains dans des édifices religieux, essentiellement des églises catholiques, celles-ci demeurant majoritaires sur le territoire français.
Pourquoi les différents acteurs de cette renaissance parient aujourd’hui sur l’art contemporain ? Est-ce par souci de pérenniser le sentiment exposé par Joseph Pichard dès 1962 dans la revue Art chrétien (n° 25) :
« la meilleure façon de conserver un monument ancien, c’est presque toujours de le remettre dans la vie ? » Entre Église et État, quels sont
les enjeux de cette collaboration ? Tentons de faire le point sur la situation de la commande publique dans l’Église à l’heure contemporaine.

La valorisation du patrimoine religieux par l’intégration d’expressions artistiques contemporaines est un trait marquant de ces quinze dernières années. La création de la Délégation aux arts plastiques (Dap) en 1982 et la mise en place du fonds de la commande publique, au sein du Centre national des arts plastiques (Cnap), sont nées de la volonté de contribuer, par la présence d’œuvres en dehors des institutions spécialisées, au développement du patrimoine national. Dès sa création, la Dap s’intéresse, sous l’impulsion de Claude Mollard – suivi successivement par Dominique Bozo, François Barré et Alfred Pacquement – au retour de l’art contemporain dans les lieux de culte. Le rôle de l’État se transforme progressivement, de mécènes au sens traditionnel du terme, il devient conseiller, initiateur et garant de la qualité artistique des projets. La commande publique se divise aujourd’hui en deux entités : les projets gérés par l’administration centrale sur le budget du Cnap et la commande publique déconcentrée sur le budget État de la Dap géré par les Directions régionales des affaires culturelles (Drac).

Un bref rappel historique de la loi promulguée sur la séparation de l’Église et de l’État permet d’appréhender les ambivalences et les répercussions concrètes sur la politique actuelle. En 1869-1870, le concile du Vatican se prononce en faveur de l’infaillibilité pontificale. À l’aube du XXe siècle, un tournant s’opère. La majorité de gauche reprend le combat anticlérical. La séparation de l’Église et de l’État est au bout du chemin. En 1901, la loi sur les associations oblige les congrégations religieuses à demander une autorisation pour poursuivre leur mission. En 1904, l’enseignement leur est interdit et les relations diplomatiques sont rompues avec le Vatican. Le statut de l’Église doit désormais résulter d’une loi. Cette loi, votée le 9 décembre 1905 après neuf mois de débats houleux (341 voix contre 233 à la Chambre et par 179 voix contre 103 au Sénat), s’oriente vers une double déclaration de principe :
Art. I : “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.”
Art. II : “La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimés des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes (...).”
Le pape Pie X condamne la séparation, excommunie les parlementaires qui ont approuvé le projet et profite de la nouvelle liberté de l’Église pour nommer quatorze évêques hostiles à la République. Cette dernière accentue la tendance en considérant la religion non plus comme le fondement de la société mais comme une pensée individuelle. La séparation marque la fin d’un temps où l’Église a été extrêmement présente dans la vie sociale et politique.

La commande publique entre deux tentations
L’État joue un rôle tampon en tentant de modérer certains maires souhaitant restreindre les offices dans leur commune. Les relations cordiales avec le Vatican sont réamorcées en 1921 et le pape octroie le droit de veto à l’État sur la question de la nomination des évêques. Le mouvement continue à la Libération. En 1945, le clergé français accepte la laïcité comme autonomie de l’État dans l’ordre temporel et la liberté des cultes. En 1965, lors de la clôture du concile Vatican II, Rome répudie toute idée théocratique. Le christianisme crée une différence majeure au regard d’autres religions en reconnaissant une distinction entre Église et État. L’institution religieuse ne peut être totalitaire, étant limitée par l’État. Réciproquement, l’État ne peut pas prendre tout en main car il est limité par la liberté de religion. Dans ce sens, la laïcité n’est-elle pas un stigmate de la chrétienté ? L’ouverture actuelle des lieux de culte à des fins non-religieuses – concerts, spectacles ou expositions – ne présente-t-elle pas un syncrétisme à ces rapports ? Aujourd’hui, si ce climat passionné et passionnel est un tant soit peu retombé, l’actualité brûlante réveille les passions.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ecclésiastiques et service des monuments historiques débattent de la place de l’art et en particulier du vitrail dans l’Église, d’autant que de nombreuses verrières sont à remplacer dans des édifices sinistrés. Certains maîtres de l’art moderne, croyants ou agnostiques, contribuent, grâce aux initiatives associées des pères dominicains Régamey et Couturier, à la beauté des lieux de culte. Cet apport se résume en deux points principaux et, de plus, complémentaires : d’une part, une volonté de rupture avec l’“indigence” des réalisations “néo-gothiques” ou l’abondance d’images pieuses propres à un art dit “sulpicien”, et d’autre part, la volonté de “parier sur le génie” en appelant les grands maîtres de la modernité. Ces artistes, parmi les plus confirmés, se confrontent, souvent pour la première fois, avec sincérité et respect, aux contraintes d’un programme en mettant au service du culte leur qualité d’être et leur originalité artistique.

Volonté d’une “œuvre d’art total”
À partir des années 1980, l’État s’inscrit dans la continuité de cette action. Une “nouvelle synthèse” émerge où les données fondamentales et les grands acquis du concile Vatican II sont mis en application. Une vague de créations et d’aménagements liturgiques est encouragée par l’État. Ce dernier, en tant que commanditaire, a pour mission la sélection des artistes. Quels critères sont requis ? L’appel à une nouvelle génération se fait sentir : Jean-Pierre Bertrand, Marc Couturier, Christophe Cuzin ou Gérard Garouste. L’expérience pionnière de Nevers pour la cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julitte préfigure les programmes de vitraux postérieurs : opérations audacieuses défrayant la chronique en l’occurrence à cause de l’hétérogénéité des réponses artistiques apportées par des artistes aux sensibilités aussi différentes que Claude Viallat, François Rouan, Gottfried Honegger ou Jean-Michel Albérola. De la notion d’un projet de groupe, la commande s’oriente progressivement vers la volonté d’une “œuvre d’art total” – vitraux, mobilier liturgique et objets cultuels sont désormais souvent confiés à un seul artiste. L’exemple de Notre-Dame-du-Bourg à Digne illustre bien cette préoccupation. David Rabinowitch s’est vu confier l’ensemble du programme comprenant les vitraux, le mobilier liturgique, les objets cultuels, une tapisserie et des inscriptions incrustées au pavement. Ces différentes entités, d’une grande cohérence plastique, ont été pensées comme éléments d’un concept unitaire. Dès lors, la notion d’intégration prend tout son sens.

D’autres évolutions se font sentir : un retour à la fresque initiée récemment par Christophe Cuzin pour l’église Saint-Martin de Lognes et l’esquisse d’une troisième voie, sortant du clivage abstraction-figuration, vers une veine symboliste, tel est le cas de la proposition de Jan Dibbets pour la cathédrale de Blois.

De l’espace signifié à l’espace signifiant
Le rôle de l’assemblée prend de l’importance pour l’État. Le signe de la rencontre, respectant une démarche enveloppante, c’est-à-dire à la fois personnelle et communautaire, prend en compte l’individu dans sa propre entité et l’individu intégré au sein d’une communauté.

En relation étroite avec la liturgie, l’œuvre d’art intégrée à une architecture religieuse se présente comme une “œuvre ouverte”, incarnée au lieu et au temps de la célébration.

Quel sens donner au devenir de l’espace-église ? Un enjeu spirituel, un enjeu historique, un enjeu de mémoire : autant de potentialités pour demeurer dans la Parole vers une approche du Mystère – incarnation de la présence.

La déclaration “le XXe siècle sera spirituel ou ne sera pas”, peut-être prononcée par André Malraux – homme d’État parlant de l’Église –, s’inscrit au cœur de cette réflexion. La commande publique dans l’Église semble introduire une nouvelle conception favorisant le glissement d’une pensée liturgique vers une double approche artistique et esthétique.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : De l’État à l’Église, les enjeux de la commande publique en France

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