« Cosmos », la conquête des espaces

Réinventer des frontières pour les dépasser

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 11 juin 1999 - 1591 mots

Avec l’exposition « Cosmos, du Romantisme à l’Avant-garde », le Musée des beaux-arts de Montréal anticipe avec à propos le passage au nouveau millénaire. De Caspar David Friedrich à Ilya Kabakov, de Humboldt à la sonde Pathfinder, elle raconte les conquêtes des espaces terrestres, célestes et utopiques que les aventuriers ont tentées, que les scientifiques ont rendues possibles et que les artistes ont illustrées et commentées. Souvent victorieuses, toujours héroïques, les épopées spatiales ont entretenu avec les utopies politiques et artistiques des liens complexes et changeants. Mais l’histoire du cosmos aux XIXe et XXe siècles n’est pas seulement l’accomplissement d’un rêve prométhéen : elle traduit aussi les désillusions modernes et la volonté de s’arracher aux funestes vicissitudes terrestres pour se transporter, selon les mots que Baudelaire emprunta à Thomas Hood et à Edgar Poe, « n’importe où hors du monde ».

Hanté par les esprits, l’infini étoilé inspirait à l’homme une terreur qu’il conjurait en organisant ses superstitions dans des systèmes astrologiques appropriés. Habité par un Dieu unique et tout puissant, le ciel s’est peu à peu construit en représentations homogènes dans l’imaginaire occidental, tout en restant inaccessible durant de longs siècles. Après avoir finalement accepté, au terme de douloureuses réticences, le fait que la terre tournait autour du soleil et que l’humanité ne constituait pas le centre du monde, il a simultanément observé les étoiles avec une science de plus en plus certaine. Et, aux rapports superstitieux et religieux, a succédé une approche métaphysique que les romantiques, et Caspar David Friedrich le premier, ou encore son contemporain Carl Gustav Carus, ont fixée en une saisissante iconographie. Seul face aux éléments, l’homme cherche à conjurer le vertige de l’infini : à la fois précise et atmosphérique, la peinture exalte la distance infranchissable qui le sépare de l’au-delà. L’incrédulité romantique garde le pouvoir de magnifier le monde. Et si Friedrich ou Carus donnent une dimension universelle à la rêverie, leur esthétique rend à la fois possibles et nécessaires les perspectives utopiques dans lesquelles les avant-gardes vont s’engouffrer.

Mais le XIXe siècle reste pour une large part matérialiste et pragmatique. Les télescopes, puis la photographie, avant les satellites artificiels de l’après-guerre, vont lentement parfaire la connaissance de l’univers tandis que de nouveaux territoires terrestres sont annexés et colonisés. La soif de connaissance, l’instinct de découverte autant que les nécessités, économiques ou politiques, motivent la plupart du temps cette constante annexion de colonies. Mais l’Ouest américain et les pôles offrent aussi des paysages panoramiques où la nature jouit encore d’un triomphe sans partage, qu’il soit idyllique ou terrifiant. Frederic Edwin Church, Thomas Cole ou Albert Bierstadt donnent d’emphatiques représentations de ces terres promises, et le premier peindra aussi les formidables étendues glacées du pôle Nord, à jamais interdites à l’industrie humaine. Comme le montre l’exposition proposée par Jean Clair au Musée des beaux-arts de Montréal, ces conquêtes, qui s’apparentent avec plus ou moins d’insistance à la recherche d’un paradis, ont toujours de forts accents mythologiques. Loin de les amoindrir par ses progrès, la science les stimule et propose de nouvelles destinations, de nouvelles images qui vont enrichir la geste spatiale sur ses versants artistiques.

Du sublime au spleen
S’ils ne se prennent pas leur bâton de pèlerin aventurier, les artistes vont tenter de s’approprier l’image des cieux qui les dominent. Avec ses stupéfiantes Célestographies, réalisées avec des plaques Lumière sans le truchement d’un quelconque objectif, August Strindberg entend capter la véritable nature de l’univers. Si le peintre et dramaturge suédois veut croire à la valeur scientifique de ses expériences, qui n’en ont pourtant aucune, il parvient cependant à marquer une étape importante dans la diversification des langages poétiques que l’abstraction va développer pendant un demi-siècle. Mondrian, Malevitch, Kandinsky sont les héros mystiques et idéalistes d’une peinture conçue comme l’instrument du dépassement des contradictions auxquelles la modernité expose l’homme. Dans ses expressions les plus rigoureuses et les plus cohérentes, l’abstraction exalte la plus grande des conquêtes : celle de l’esprit sur la matière. Le sublime, tel que Barnett Newman le concevra dans les années quarante, sera l’un des derniers modèles esthétiques qui pourra prétendre à saisir l’univers comme totalité.

Mais l’art n’est pas toujours motivé par l’optimisme utopique des avant-gardes qui veulent s’octroyer de nouveaux territoires, loin s’en faut : la volonté de fuir un monde défiguré y prend une part tout aussi importante. S’inspirant de Thomas Hood et d’Edgar Poe, Baudelaire a donné, avec “Anywhere out of the world”, l’un de ses plus sombres poèmes en prose qui devient, pour plusieurs générations, l’étendard du désenchantement. Perdu sur terre, le paradis n’a évidemment émigré dans aucune contrée connue, de sorte que la conclusion s’impose d’elle-même : “Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : “N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !” Car le tout auquel les avant-gardes aspiraient est aussi bien le rien, le nihil effrayant que Victor Hugo avait vu en compagnie d’Arago à partir de la plate-forme de l’Observatoire de Paris. “Si rien avait une forme, s’était écrié l’auteur des Contemplations, ce serait cela...” Le spleen baudelairien et le scepticisme romantique, plus ou moins avoué, ouvrent à tout un pan de l’art moderne les portes de l’ironie et du sacrilège auxquels le dadaïsme consacrera toutes ses énergies. Mais c’est surtout après la Deuxième Guerre mondiale que l’art va détruire d’une main ce qu’il a construit de l’autre, et finira par se structurer dans une perpétuelle oscillation entre tragédie et cynisme.

La raison cynique
Yves Klein en est sans doute l’un des meilleurs exemples : aux ambitions cosmologiques des pionniers de l’art abstrait, il substitue des prétentions universalistes qui sont aussi sincères et grandioses que comiques et dérisoires. Le bleu du ciel dont il fait la substance de ses monochromes devient dans le même temps sa propre signature sous l’acronyme IKB. Si le monde comme totalité est finalement inconcevable, même dans l’art, il ne reste plus à l’individu qu’à incorporer avec insolence les fragments de l’infini, ce dont témoignent encore ses multiples Reliefs planétaires. Dans sa dérision même, le Rocket pneumatique qu’il assemble en 1962 n’est évidemment pas conçu comme un instrument d’exploration, mais marque la volonté d’attenter à l’ordre éternel des choses. Le rapprochement avec Lucio Fontana réclamerait bien des nuances, mais on retrouve pourtant chez l’artiste argentin ce même mélange d’exaltation et de dénigrement du cosmos comme ordre et ornement. La lacération de la toile monochrome se manifeste à la fois comme une rupture fatale dans la continuité de l’espace et comme l’ultime procédure poétique de déchiffrement du monde.

Les utopies n’ont pas disparu du jour au lendemain, mais l’art contemporain en a formalisé l’échec. L’installation d’Ilya Kabakov est à elle seule tout un programme : dans une petite chambre pauvrement meublée, tapissée d’affiches à la gloire de l’empire soviétique et de ses ouvriers, trône une étrange catapulte fixée au plafond par des sangles. Le toit éventré et les gravats qui parsèment le sol accréditent la fiction d’un homme qui aurait pris place sur cet engin et aurait quitté pour toujours la planète qui l’avait vu naître. L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1981-1988) ne laisse guère de place au rêve. Oscillant entre le burlesque et la tragédie, elle est une sorte de numéro de cirque qui s’achève en suicide. Au-delà de l’anecdote anti-communiste, elle montre aussi que l’exploration et la colonisation des espaces interstellaires est une entreprise révolue qui n’a pas su affranchir l’homme de la condition qui lui est faite. À la magnificence des cieux étoilés, aux utopies scientifiques et artistiques, Kabakov oppose la brutalité des désillusions.

Sur un mode beaucoup plus discret et dans une perspective plus méditative, Vija Celmins exprime par ses méticuleux dessins des cieux nocturnes le même désenchantement. L’artiste ne mime pas les procédés scientifiques mais, accumulant les informations cosmographiques les plus détaillées, elle redéfinit la distance qui sépare l’homme de la nuit des temps. Thomas Ruff quant à lui recadre et agrandit d’infimes parcelles de la voûte céleste issues de clichés d’observatoires. Quand bien même la science peut offrir une description toujours plus détaillée de l’infini, Ruff réitère en quelque sorte, sans la moindre scorie romantique, sa dimension la plus mystérieuse. Les œuvres de Celmins comme celles de Ruff sont habitées par une secrète nostalgie, comme s’il s’agissait alors de réinventer des frontières avant de les dépasser à nouveau.

Si le citoyen soviétique de Kabakov recherchait la mort par sa tentative spatiale, produisant une amère caricature du sentiment prométhéen, l’Américain Mark Tansey déploie une semblable critique, mais sur un mode encore plus cynique. Quelques peintres amateurs égayés dans une singulière campagne dépeignent le décollage d’une navette spatiale. Le tableau, peint dans une unanime tonalité verte, est intitulée Action painting II : Tansey liquide à la fois le caractère exceptionnel et prometteur de la colonisation du cosmos et les illusions que l’art moderne avait entretenues. En banalisant comme il le fait les progrès de la science et les innovations picturales du siècle, il livre l’image d’un monde normalisé, inventeur de nouveaux conformismes dont il est moins que jamais possible de s’échapper.

COSMOS, DU ROMANTISME À L’AVANT-GARDE

17 juin-17 octobre, Musée des beaux-arts, 1379-80 rue Sherbrooke Ouest, Montréal, tél. 1 514 285 1600. L’exposition sera présentée du 23 novembre au 20 février 2000 au Centre de culture contemporaine de Barcelone. Catalogue sous la direction de Jean Clair, Gallimard, 400 p., 350 F. jusqu’au 30 juin, 420 F. ensuite. ISBN 2-07-0755570-3. À signaler : la parution du premier de trois volumes d’Alain Dupas, Une autre histoire de l’espace, L’appel du cosmos, collection Découvertes-Gallimard, 128 p., 69 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°85 du 11 juin 1999, avec le titre suivant : « Cosmos », la conquête des espaces

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