À chacun son Michel-Ange

Querelle de paternité autour du Cupidon découvert à New York

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1996 - 1156 mots

Avant même que l’attribution à Michel-Ange avancée par Kathleen Brandt pour le Cupidon conservé aux services culturels de l’ambassade de France à New York ne soit confirmée, un sculpteur de La Nouvelle-Orléans revendique la paternité de sa redécouverte dès 1984. De plus, une de ses relations, consultant en art, avait récemment sollicité une ancienne élève de Kathleen Brandt pour diriger son mémoire sur la désormais fameuse statue. Enfin, ce Cupidon avait déjà été donné à Michel-Ange par Stefano Bardini en 1902, et Alessandro Parronchi en 1968.

NEW YORK (de notre correspondant) - Le mardi suivant l’annonce de la "redécouverte" du Cupidon, le New York Times publiait une lettre de Robert Schoen, un sculpteur de La Nouvelle-Orléans qui assurait y avoir reconnu le talent de Michel-Ange dès 1984, lors d’une visite aux services culturels français. Après avoir pris des clichés de cette statue en marbre haute de 95 cm, qu’il connaissait grâce aux photos du catalogue Bardini (lire infra), il aurait fait part de sa découverte à Timothy Foley, son marchand à La Nouvelle-Orléans, et au directeur du Metropolitan Museum of Art, Philippe de Montebello, qui n’y donna pas suite.
 
Foley et Schoen décidèrent alors d’essayer d’acquérir la statue pour la revendre au Getty Museum. Foley s’assura le concours de Lorraine Dyess Villere, un consultant en art de La Nouvelle-Orléans, mais les entretiens avec le Getty Museum furent interrompus au printemps 1988.

Mis dans la confidence par Lorraine Dyess Villere, Jesse Korn­bluth, alors journaliste au New York Magazine, tenta de faire connaître la saga du Cupidon.
 
Mais après avoir été "découragé" par Sir John-Pope Hennessy au Met, et par Everett Fahy à la Frick Collection, son rédacteur en chef abandonna l’idée de cet article.

Cependant, à la fin de l’automne 1995, Lorraine Dyess Villere, qui préparait un diplôme d’histoire de l’art, choisit d’en faire le sujet de son mémoire. Devant le refus de son professeur, elle présenta alors son projet au Dr Laurence Jenkins, qui venait d’achever sa thèse à l’Institut des beaux-arts de l’université de New York, sous la direction du Dr Kathleen Weil-Garris Brandt. Interrogée, Laurence Jenkins admet avoir parlé du Cupidon avec Lorraine Villere, mais nie en avoir "jamais discuté avec Kathleen".

Kathleen Brandt réagit avec magnanimité aux prétentions de ses rivaux et déclare : "Je félicite mes précurseurs, et c’est un grand réconfort de voir que les autres ont vu la même chose que moi. Je suis enchantée de cette confirmation. Le Cupidon a toujours été à la disposition de quiconque voulait l’étudier. Ce qui est important dans cette affaire, c’est qu’il ne s’agit que de connaissance, pas de problèmes d’argent, puisque la statue est dans une collection publique."

Sous un éclairage particulier
Professeur à l’Institut des beaux-arts de l’université de New York et consultant auprès des Musées du Vatican pour la récente restauration de la chapelle Sixtine, Kathleen Brandt a remarqué le Cupidon pour la première fois au mois d’octobre 1995, à l’occasion d’une exposition organisée par les services culturels français. L’éclairage particulier, ce soir-là, lui aurait permis d’y reconnaître une œuvre dont on avait depuis longtemps perdu la trace, appartenant à la collection Stefano Bardini et dispersée en 1902 chez Christie’s à Londres. Dans le somptueux catalogue qu’il avait lui-même édité, Bardini proclamait déjà à l’époque que la statue était de Michel-Ange. Néanmoins, elle ne trouva pas preneur, sans doute parce que Christie’s avait ouvert la vente avec un désaveu inhabituel en la proposant comme une œuvre de l’"école de Michel-Ange".

Quelques années plus tard, le Cupidon était vendu à l’architecte américain Stanford White comme une œuvre antique, récemment mise au jour. Ce dernier l’installait en 1906 sur la fontaine de la résidence qu’il était en train de construire sur la Cinquième Avenue, à New York, pour le millionnaire Payne Whitney. En 1952, la demeure et son contenu étaient acquis par l’État français.

Ce Cupidon n’est jamais tombé dans l’oubli, mais peu d’historiens de l’art ont fait le lien entre l’illustration pleine page, de très belle qualité, du catalogue Bardini et la statue dressée dans la rotonde de l’immeuble qui abrite aujourd’hui les services culturels français.

Le premier historien de l’art à avoir reconsidéré le Cupidon comme un authentique Michel-Ange est Alessandro Parronchi, qui ne connaissait l’œuvre que par l’illustration du catalogue Bardini. Depuis 1968, il a écrit quatre publications à son propos et suggère qu’il s’agirait d’un Cupidon disparu, sculpté vers 1496 pour Jacopo Gallo, l’un des premiers protecteurs de Michel-Ange. Toutefois, cette statue est l’une des nombreuses œuvres données à Michel-Ange par Parronchi au fil des années…, dont la plupart sont conservées dans des collections privées.

L’influence de Donatello
Kathleen Brandt n’y voit pas, elle, le Cupidon exécuté pour Gallo, mais une œuvre antérieure : "Je date ce Cupidon de 1494-1495 environ. Il n’est pas encore traité avec l’ampleur du Bacchus (au Musée du Bargello, à Florence) exécuté pour Gallo en 1497. C’est une œuvre délicate, encore expérimentale, mais très ambitieuse pour un sculpteur encore adolescent. La sculpture semble aller dans cinq directions à la fois. Quand vous commencez à tourner autour, la délicatesse des formes apparaît, et le dos plein de charme, hérité de Donatello, révèle son superbe modelé. C’est comme si Michel-Ange savait ce qu’il voulait réaliser, sans savoir encore comment y parvenir !". Kathleen Brandt a reçu l’appui de deux spécialistes, Nicholas Penny, conservateur des Peintures italiennes à la National Gallery de Londres, et James David Draper, conservateur au département des Sculptures du Metro­politan Museum of Art de New York, qui tous deux s’accordent pour voir la main de Michel-Ange dans ce Cupidon, même si James Draper n’a pas toujours été de cet avis.

Périodiquement, un "nouveau" Michel-Ange fait son apparition : une paire de bustes en marbre poli, les Deux Parques, qui a circulé une vingtaine d’années, et un torse en plâtre de David, qui a assombri la carrière du Dr Frederick Hart, en sont les exemples récents les plus notables. Toutefois, si ce Cupidon s’avère être de Michel-Ange, ce sera la seconde œuvre à être reconnue comme telle au vingtième siècle, depuis le Crucifix de San Spirito (à la Casa Buonarroti, à Florence) découvert par Margaret Lisner au début des années soixante.

Des questions, pas de certitudes

" C’est une œuvre qui engendre chez moi plus de questions que de certitudes, déclare Jean-René Gaborit, conservateur du département des Sculptures du Musée du Louvre, de retour de New York où il a pu examiner le Cupidon et rencontrer Kathleen Brandt, mais une chose est certaine : lorsque vous êtes en présence d’une statue brisée au niveau des genoux, à laquelle il manque les bras, dont la partie supérieure est très abîmée, les proportions faussées et dont on ne peut plus reconstituer le mouvement, le moins que l’on puisse dire, c’est que les éléments stylistiques sont très réduits… Néanmoins, cette sculpture est très " jolie " et présente effectivement des " étrangetés " anatomiques. Je réserve mon opinion en attendant les résultats des études archéologiques, qui détermineront notamment la provenance du marbre utilisé. "

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : À chacun son Michel-Ange

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