Le mathématicien, lauréat de la médaille Fields en 2010 (le « Nobel » des mathématiques), voit dans l’art une autre façon de questionner le monde.
L’œil : Lauréat de la médaille Fields, l’équivalent d’un prix Nobel pour les mathématiques, vous êtes un enseignant-chercheur, directeur de l’Institut Henri-Poincaré, membre de l’Académie des sciences, omniprésent dans les médias. Que vous apporte cette médiatisation ?
Cédric Villani : Je me considère comme un passeur : le problème de base du scientifique est de transmettre des éléments rationnels, et ce n’est pas le plus facile. Pour ce faire, il faut trouver des moyens plus attractifs : raconter une histoire, user de l’humour, trouver un médium, ajouter des ingrédients qui permettent d’apporter du sentiment, de l’émotion, du ressenti, du partage… Vulgariser, médiatiser, cela fait exister le métier, alors que le problème numéro un de la science dans tous les pays, c’est la chute des vocations. Être chercheur est réputé difficile, pénible, sélectif. Je veux rappeler que le métier de mathématicien existe, à ces jeunes, à leurs parents, aux politiques, aux dirigeants…
Votre façon de vous habiller, un peu dandy, avec lavallière, broche en forme d’araignée, cela fait partie aussi de votre personnage médiatique ou vous intéressez-vous à la mode ?
Je ne m’intéresse pas vraiment à la mode. J’ai simplement trouvé mon look, à chacun de trouver le sien. Mais il m’est arrivé d’assister à des défilés de Dior, de Miyake : c’est intéressant, car le vêtement fait partie de l’identité humaine. Le styliste Issey Miyake, pour son défilé « Géométrie de l’espace », s’est penché sur de l’abstraction mathématique ; il était venu à l’Institut Poincaré puiser l’inspiration.
Vous avez présidé le comité de soutien à Anne Hidalgo pour les municipales à Paris, est-ce une autre forme d’engagement ?
J‘ai voulu montrer que l’on peut s’engager dans la société sans faire de la politique. Anne Hidalgo a un vrai programme, élaboré durant deux ans, avec l’aide de nombreux contributeurs. J’ai été impressionné par ce travail, où tout a été passé en revue. Dans le précédent mandat de l’équipe Delanoë, un milliard d’euros ont été investis dans l’enseignement supérieur et la recherche à Paris par la Ville, c’est énorme. Beaucoup d’actions ont été menées aussi dans la culture, avec des lieux comme le 104, la Maison des métallos, la Gaîté lyrique…
Avez-vous grandi dans un milieu scientifique ?
Plutôt artistique ! Mon arrière-grand-père était musicien, chef d’orchestre, compositeur ; mon grand-père était musicien et peintre figuratif ; mon oncle est jazzman ; et mon frère, Vivien Villani, est compositeur de musiques de film, il a même écrit un guide pratique de la musique de film. Moi-même, j’ai joué longtemps du piano. Le dernier morceau que j’ai interprété, c’était la 6e sonate de Prokofiev. Dans mon livre Théorème vivant, je mentionne des compositeurs de musique classique qui m’ont marqué : Prokofiev, Beethoven, Bach, Mozart, Brahms… Parmi mes morceaux favoris, le Requiem de Mozart, le 2e concerto pour piano de Prokofiev, la 7e symphonie de Beethoven, la 6e de Chostakovitch. Mais j’ai tâté un peu de tout, du 5e concerto brandebourgeois de Bach à John Adams, qui a composé Nixon in China. Et j’écoute aussi beaucoup de rock, de la chanson française.
Vous intéressez-vous également aux arts visuels ?
Lorsque j’avais 21, 23 ans, j’allais tous les jours au cinéma à Paris. J’ai dévoré les films de Kurosawa, Orson Wells, Pedro Almodovar, Andreï Tarkovski, Charlie Chaplin. Mon troisième grand amour, c’est la bande dessinée, les mangas japonais, la BD franco-belge, américaine : Jacques Tardi, François Bourgeon, Edmond Baudouin, Osamu Tezuka… Je travaille actuellement sur le script d’une bande dessinée qui mettra en scène un événement historique et dans laquelle il est question de sciences.
Collectionnez-vous ?
Pas vraiment ; je possède quelques vieux Franquin et Babar, c’est tout. J’aime aussi la photo, j’ai d’ailleurs écrit un petit texte pour un catalogue sur la collection de photos de Neuflize Vie, Le Regardeur. J’y commente trois photographies qui zooment sur des détails pour attirer l’attention. Libre à vous de vous faire ensuite votre idée sur le sujet. J’ai choisi une mariée, de la Japonaise Kimiko Yoshida, blanche et rouge, une oreille lacérée de Dieter Appelt, un photographe tourmenté, et un cliché de réflexion sur l’apartheid de David Goldblatt. En peinture, je m’intéresse plutôt au figuratif et au symbolique. Le Titien, Goya, Magritte, Rafal Olbinski, un artiste polonais surréaliste que j’ai découvert dans une galerie de San Francisco. Mais les livres ou les affiches me suffisent, je n’ai pas besoin de posséder.
Avez-vous souvent eu l’occasion de côtoyer ou de travailler avec des artistes, comme dernièrement au sein du comité de soutien à Anne Hidalgo ?
J’ai collaboré avec Raymond Depardon qui a tourné un court métrage, Au bonheur des maths, comprenant une séquence dans mon bureau de l’Institut Poincaré, projeté ensuite à la Fondation Cartier, à l’occasion de l’exposition « Arts et mathématiques » : je lui ai proposé d’illustrer le thème du tableau noir comme moyen de transmission du savoir. De même pour cet événement, je me suis prêté à une demande de Jean-Michel Alberola, un artiste dont j’aime la spontanéité. Il a filmé ma main pensante pendant un séminaire, le mouvement de la craie sur le tableau, la petite poussière qui s’en dégage, les ombres et les lumières. J’ai regardé le résultat : il s’agissait bien de ma main, mais je ne l’avais jamais vue sous cet angle !
Que vous apporte l’art, vous, le scientifique ? Les artistes transcrivent-ils cette « esthétique » de la clarté que vous prônez ?
L’art est une autre façon de questionner les choses. Il dérange parfois, stimule la réflexion, l’imagination, le rêve. L’artiste peut aussi être très utile au scientifique pour faire passer autrement un message. J’ajoute que l’homme de science est d’abord un homme et, qu’à ce titre, l’art lui est important, voire indispensable, comme il l’est à tous les humains.
Cherchez-vous à établir des ponts entre la science et l’art ?
Bien sûr. Je suis dans le conseil scientifique d’Universciences et j’ai présidé le jury du festival du film Pariscience. J’ai rencontré des artistes qui utilisent les concepts mathématiques dans leurs créations, mettent en scène des théorèmes, transfigurent des formules. Man Ray a réalisé entre 1934 et 1936 une série photographique de modèles mathématiques provenant de l’Institut Poincaré. Bernar Venet m’a épaté avec ses grandes équations monumentales, avec leurs élégants pleins et déliés, qui forment des paysages inconnus. Les compositeurs Györgi Ligeti, Karol Beffa, l’artiste M.C. Escher, les écrivains pataphysiciens et oulipiens, Boris Vian, Raymond Queneau, ont été inspirés par la démarche scientifique, les concepts mathématiques.
Aujourd’hui l’art contemporain investit les formes et les supports les plus divers et atteint parfois des sommes astronomiques : qu’est-ce que cela inspire à l’homme de raison ?
Il peut y avoir des abus parfois, des excès, c’est comme dans tout, mais globalement beaucoup de positif s’en dégage. Au milieu du XXe siècle, le paradigme de l’art, sa fonction première, c’est de s’interroger sur qu’est-ce qu’est l’art. Le ready-made de Marcel Duchamp, le carré blanc sur fond blanc de Malevitch… Le simple fait qu’un artiste touche une surface, cela devient une œuvre. Je considère que, par certains côtés, la vie d’artiste est plus simple que la vie du scientifique : il peut tricher, faire des repentirs. Mais sa carrière est aussi plus complexe, car il lui faut percer. En sciences, si vos recherches sont justes et intéressantes, vous tirez votre épingle du jeu. En art, avoir du talent ne suffit pas, il faut trouver ce qui va vous distinguer des autres, il faut même parfois provoquer pour se faire remarquer, à l’instar de Prokofiev, qui, à ses débuts, accentuait le côté violent de sa musique pour se faire entendre. En musique, théâtre, cinéma, la création est collégiale. L’œuvre ne peut être distinguée
de son exécution : le compositeur, l’auteur, les interprètes, jouent un rôle considérable. C’est différent dans les arts plastiques.
Vous êtes très impliqué dans l’éducation, aux États-Unis, en France. Vous êtes intervenu dans les collèges, lycées, universités. Comment mieux enseigner et démocratiser les sciences et les arts ?
Dans l’éducation des enfants, l’acte le plus marquant, c’est l’exemple. Lire, travailler, écouter de la musique, laisser traîner des catalogues d’art… Les facteurs systémiques sont importants, les facteurs culturels plus encore. Il n’y a pas de solution miracle dans l’enseignement : celui-ci rencontre des problèmes graves en France, mais c’est pire encore aux États-Unis. Le statut de l’enseignant est fondamental. Les pays où l’éducation est efficace sont ceux où les enseignants sont les plus reconnus. L’enseignant doit se sentir respecté, et il convient de trouver un bon équilibre de gouvernance entre ce dernier, le chef d’établissement, l’inspecteur, ce qui n’est pas le cas en France. Le point faible est la marge de manœuvre des enseignants qui subissent trop de pression, sont trop humiliés, insuffisamment payés. C’est pourtant un beau métier, indispensable.
Vous restez fidèle à la France alors que les États-Unis vous ont probablement fait un pont d’or pour vous attirer là-bas, pourquoi ?
La meilleure offre que l’on m’ait faite, c’est un demi-million de dollars par an ! Pas mal. Mais ici, c’est bien plus rigolo. D’abord, c’est chez moi, et il y a une qualité de vie et de service public sans comparaison. Et en France, malgré tout, il y a une considération pour les intellectuels beaucoup plus importante qu’outre-Atlantique. Quelqu’un comme moi a accès à tous les médias, cela n’est pas possible dans tous les pays. On a beau se lamenter sur la culture, sur l’éducation, le respect de l’intellectuel reste fort en France.
Envisagez-vous à l’avenir de vous engager en politique pour mettre en pratique vos idéaux ?
On verra bien, il faudra probablement un jour que je me présente devant les électeurs, oui. Le plus naturel serait du côté européen. Je suis déjà vice-président du think tank Europa Nova. Il y a une tradition parmi les mathématiciens, avec Henri Cartan, il y a trente ans, une légende dans les maths, un grand fédéraliste. L’Europe est un combat qui a l’air perdu d’avance, donc c’est le bon moment pour s’y mettre !
1973
Naissance à Brive-la-Gaillarde
1992-1996
École normale Supérieure à Paris
1998
Thèse sur la théorie mathématique de l’équation de Boltzmann
2000-2010
Enseignant chercheur à l’École normale supérieure de Lyon
Depuis 2009
Directeur de l’Institut Henri-Poincaré
2013
Élu à l’Académie des sciences
2014
Le 17 juin, il est l’invité de l’émission Les Rendez-vous du futur au Cube et sur www.lecube.fr
« Mathématicien, je suis analyste. Comme Cortot isolant la difficulté technique au cœur d’une pièce musicale, je m’efforce de décomposer un problème mathématique en composants élémentaires. En contemplant ces clichés, j’admire le travail d’analyse effectué par les auteurs, et ne puis m’empêcher de tenter de décortiquer les réactions du spectateur. Dans un premier temps, la surprise de la représentation inattendue : cette image à la fois familière et étrangère, on la connaît bien et pourtant on ne la reconnaît pas – du moins pas tout de suite. Dans un deuxième temps, la découverte de la véritable nature du sujet – par la mémoire visuelle, l’effort de représentation, la légende de l’image. Le fœtus monstrueux redevient une oreille ; les vagues régulières sont une mise en plis. Dans un troisième temps, l’interrogation des intentions de l’auteur. Le symbolisme, les opinions et le vécu de l’artiste : tout est bon pour nourrir l’analyse. »
Extrait du livre Le Regardeur : la collection Neuflize Vie, texte de Cédric Villani, Éditions Xavier Barral, 2014. Lire aussi la chronique p. 127.
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Cédric Villani : « La vie d’artiste est plus simple que celle du scientifique »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Cédric Villani : « La vie d’artiste est plus simple que celle du scientifique. »