Art moderne

Visite d'atelier

Carlos Cruz-Diez - Sa « factory » parisienne

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 16 mai 2011 - 1435 mots

Arrivé à Paris en 1960, l’artiste vénézuélien a installé son atelier dans une ancienne boucherie. Mais s’il a définitivement adopté la France, celle-ci tarde à le reconnaître.

Voilà bientôt quarante ans que Carlos Cruz-Diez est installé rue Pierre-Semard où il occupe, avec sa famille et ses collaborateurs, plusieurs espaces répartis des deux côtés de cette voie peu passante du 9e arrondissement. Au rez-de-chaussée, son atelier s’abrite derrière les carreaux de verre opaque d’une ancienne boucherie. L’enseigne aux grandes lettres peintes en est toujours visible : le musée de Houston, qui consacre jusqu’au 4 juillet 2011 une rétrospective à l’artiste franco-vénézuélien, expose d’ailleurs une reproduction grandeur nature de cette façade pittoresque de brique et de bois, évocatrice d’une bohème révolue. Carlos Cruz-Diez regrette que le Centre Pompidou n’ait pas voulu accueillir cette exposition qui rassemble quelque cent cinquante de ses œuvres, de 1940 à nos jours. Sans doute aurait-il souhaité voir son parcours officiellement célébré dans cette ville qu’il aime depuis qu’il l’a découverte à 32 ans, en 1955. « À l’époque, Paris était encore un centre de réflexion. Tout le monde y venait », rappelle-t-il. Il s’y établit définitivement en 1960, et trouve son premier local rue Pierre-Semard en 1963 : « Avant, il y avait un boulanger, un marchand de parapluies… » Il éclate de rire, peu enclin, malgré ses 88 ans, à la nostalgie. « Quand je suis venu à Paris, j’ai dit à ma femme : « On recommence à zéro. » » 

Des œuvres comme une partition
À Caracas, Cruz-Diez se débattait avec les sombres prédictions familiales – « Artiste ? Tu veux finir ivrogne et tuberculeux ? » – et avec l’idéologie du réalisme socialiste. « Je croyais que l’art pouvait changer la société, la misère. Je me sentais peintre, mais chaque fois que je finissais un tableau, c’était la dépression, parce que je voyais que ce n’était pas bon. » S’ensuit une douloureuse période de remise en question. « Je me disais : « La peinture, c’est inventer. Inventer quoi ? » » À Paris, il a la révélation d’une palette de ciels subtile, très différente de celle, fortement contrastée, des paysages caribéens. À la différence des impressionnistes, qui fixent sur la toile une réalité expirée, Carlos Cruz-Diez rêve alors de rendre compte de « la couleur au présent, en train de se faire ». Dès lors, sa recherche prend la forme d’une réflexion dont le tableau devient « un support ». Porté par l’aphorisme de Cocteau – « Il ne s’agit pas seulement de créer, il faut croire » –, il gagne le jour sa vie comme graphiste et travaille la nuit à ses œuvres. « Bien sûr, souligne-t-il, ça a pris beaucoup de temps parce que personne ne comprenait rien. C’était nouveau. » Pour illustrer son propos, il se saisit d’une toile de petit format composée de fines bandes verticales qui suscitent des vibrations d’harmonies changeantes. Il la fait bouger sous nos yeux : « Dans ce tableau, la couleur est au présent. »

Cruz-Diez explore un nouveau chemin vers la perception. Le spectateur est directement impliqué dans l’œuvre, qui se modifie selon la lumière et la façon dont il la regarde.  Physichromies, Inductions chromatiques, Chromo-interférences, Transchromies… L’artiste élabore ses dispositifs cinétiques avec une rigueur obsessionnelle, découpant, peignant et collant, à l’origine de minces bandelettes de carton, puis de PVC et enfin, aujourd’hui, d’aluminium, sur un fond rayé. La machine à sérigraphier qu’il a inventée dans les années 1970 fonctionne toujours à l’atelier. Mais c’est l’informatique et l’impression numérique qui lui ont ouvert de nouvelles perspectives en lui permettant d’expérimenter ses modélisations chromatiques. Pendant que ses assistants confectionnent de nouvelles œuvres – « car il faut toujours avoir des pièces prêtes, sans attendre qu’un musée ou une institution en réclament » –, le maestro, comme ils l’appellent tous, passe le plus clair de son temps rivé à un écran. « Je conçois mes œuvres comme une partition, explique-t-il. Aujourd’hui, je suis très content de travailler avec un ordinateur parce que je vois approximativement le rendu final. Avant, je découvrais le tableau au moment où il était fini ; j’en ai détruit beaucoup qui ne me plaisaient pas. »

« L’art, c’est l’étonnement »
Comme s’il se souvenait à l’instant de quelque chose, il plonge la main dans sa poche, en sort son iPhone, pianote, puis le brandit sous notre nez : la « Cruz-Diez App », lancée en février 2011, apparaît en fond d’écran. Téléchargeable d’abord gratuitement sur l’Apple Store, puis payante dans sa version intégrale, elle propose d’« expérimenter les comportements de la couleur » et de composer son « interprétation de Cruz-Diez ». « Quand il a créé ce logiciel, en 1995, il était vendu sur une disquette », commente en passant Gabriel, son petit-fils. Cruz-Diez jubile : « Il faut faire participer les gens. Les étonner. L’art, c’est l’étonnement. » 
Les progrès techniques ne lui ont pas seulement permis « d’envoyer par e-mail à Shanghai des expositions prêtes à être imprimées ». Ils ont également accompagné le changement d’échelle de son travail. « Au tout début, j’avais un atelier au quatrième étage : je peignais des petits formats faciles à transporter dans les escaliers », se souvient-il. À présent, c’est au Panamá, dans un espace de mille mètres carrés, que sont fabriquées ses réalisations gigantesques. Parmi celles-ci, la Chromostructure radiale en hommage au soleil, soit trente-cinq modules en acier de 15 x 3 mètres installés à un rond-point de la ville de Barquisimeto, au Venezuela ; l’Environnement chromatique dans les salles de machines d’une centrale hydroélectrique de Guri, toujours au Venezuela, ou celui pour l’Union des banques suisses à Zurich ; ou encore l’Induction chromatique peinte sur les flancs de vingt-huit silos à grain du port de Saint-Domingue…

À l’exception du plafond de la passerelle de la gare de Saint-Quentin-en-Yvelines et d’un passage piétonnier sur la Canebière, il n’y a aucune réalisation en France. En 1973, la RATP lui a bien demandé un projet de frise pour les couloirs du métro parisien. « Finalement, ils ont préféré changer les banquettes », élude-t-il. À Paris, il n’a jamais beaucoup vendu. « Le marché est à New York », résume Cruz-Diez. Au point que son fils Carlos a ouvert l’an dernier un troisième atelier, dédié à la restauration des œuvres, à Miami.  

« Je ne jette rien, je garde tout »
Depuis toujours, toute la famille est embarquée dans l’aventure. « J’ai fait un projet de vie avec ma femme, raconte l’artiste. Je lui ai dit : « À partir de maintenant, tu vas vivre dans un atelier. » Jorge, Carlos et Adriana ont grandi comme ça. » Debout, la main posée sur l’établi impeccable, au milieu des pinces et des tenailles alignées au mur, Cruz-Diez peut prendre la pose du patriarche : il emploie ici une vingtaine de personnes, plus quinze autres au Panamá. L’art comme une entreprise. « Toutes ces œuvres dont vous voyez les photos, il a fallu pour les réaliser trouver les fournisseurs, négocier avec les fabricants. Imposer à chaque fois ses décisions. Sinon vous êtes trahis. »
Il faut l’imaginer, jumelles vissées aux yeux, posté à distance d’une cheminée d’usine de 50 mètres de haut, le long de laquelle ses assistants déroulent des bandes de papier colorées de largeurs variables. « Je fais des tests, je prends des photos, des mesures, parce qu’ensuite, c’est trop tard. Pour le sol de l’aéroport de Caracas, où j’ai peint sur une mosaïque de Briare, il fallait veiller à ce que le résultat ne fasse pas mal aux yeux. Mais chaque contrainte est source d’invention. »
 
On peut faire confiance au maestro pour ne laisser aucun détail au hasard. Au fond de son atelier, une petite pièce et un couloir ont été aménagés en centre de documentation. Catalogues, livres, maquettes, photos, tout y est soigneusement archivé sur plus de quarante ans, à disposition de sa fondation, créée en 2005 et basée à Houston. « Je ne jette rien, je garde tout », confirme Cruz-Diez. De ses premières planches de BD des années 1950 à un projet pour une étiquette de chablis qui n’a jamais vu le jour… Et même les empreintes des tampons que son père poète, et apothicaire pour gagner sa vie, utilisait pour ses factures. « Enfant, ces tampons me fascinaient, se souvient Carlos Cruz-Diez. J’étais passionné par la chose imprimée. Aujourd’hui encore, quand je regarde mon travail, cet atelier, c’est comme une vaste imprimerie. » Et un splendide accomplissement.

À noter

Vient de paraître aux éditions Thalia, dans la collection « Ateliers d’Artistes », la visite de l’atelier de Carlos Cruz-Diez (29 €).

Biographie

1923 Naissance à Caracas.

1940/45 Études à l’École des beaux-arts de Caracas.

1960 Installation à Paris.

1968 Signe un contrat avec la galerie Denise René.

1974 Environnement chromatique, hall de l’aéroport international Simón BolÁ­var (Vénézuela).

2005 Création de la fondation Cruz-Diez, à Houston

Février 2011 Lancement de l’application iPhone « Cruz-Diez App » sur l’Apple Store.
Ouverture de l’exposition « Carlos Cruz-Diez : Color in Space and Time, » The Museum of Fine Arts Houston, jusqu’au 4 juillet 2011.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Carlos Cruz-Diez - Sa « factory » parisienne

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque