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ENTRETIEN

Bernard Beignier : « On ne peut dissocier la foi de la raison »

Professeur de droit et ancien recteur de l’académie de Paris

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2025 - 1059 mots

À l’occasion des 120 ans de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État, Bernard Beignier, codirecteur d’un « Code la laïcité », revient pour le « Journal des Arts » sur le rapport de la laïcité à la liberté de création.

Depuis quelques années, le principe de laïcité est devenu un sujet fréquent de débat. Professeur de droit, ancien recteur de la région académique Île-de-France et de l’académie de Paris, Bernard Beignier a codirigé le Code de la laïcité et du fait religieux, qui vient de paraître aux éditions LexisNexis. Il remonte ici à l’origine d’une notion et décortique ses enjeux culturels.

Quel regard portez-vous sur l’histoire de la laïcité ?

La loi de 1905 est plus un aboutissement qu’un départ car ce que l’on appelle « laïcité à la française » a une histoire ancienne. Les guerres de Religion sont l’occasion d’un premier compromis sur la liberté de conscience, en témoigne la promulgation de l’édit de Nantes en 1598. Par la suite, la IIIe République fait naître les grandes lois des années 1880 sur la presse, l’école ou les funérailles. Celles-ci forment la base de ce qui fera l’objet de la franche séparation de 1905. Plus récemment, la Constitution française du 4 octobre 1958 a introduit le terme de « laïcité » comme l’un des attributs de l’État alors même qu’il n’est pas employé par la loi de 1905. Au fond, se réalise en France ce que le comte de Cavour souhaitait pour l’Italie : « Une Église libre dans un État libre. » Nous sommes donc passés d’un régime de communauté à un régime de séparation, ce qui n’est peut-être pas un mauvais contrat.

Quelles sont les évolutions majeures ?

Avec la loi Debré du 31 décembre 1959 sur la liberté de l’enseignement comme régime d’accommodement de la religion, le volcan de la laïcité s’est sinon éteint, du moins apaisé jusqu’à l’« affaire du voile islamique » en 1989. Celle-ci fait alors découvrir à la France le monde musulman et un culte totalement ignoré tant par Napoléon Bonaparte que par Émile Combes [homme politique ayant œuvré à la loi de 1905, ndlr]. Depuis 2015, les attentats de Paris et de Nice, les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard [enseignants] ont réveillé un autre volcan. Faut-il redouter le tremblement de terre ? Aucune réponse ne peut être apportée, mais il est certain que le fait religieux est indiscutable dans une société qui énonce la sécularisation comme mot d’ordre. À dire vrai, la grande question est de savoir si ceux qui veulent tuer la liberté peuvent s’en servir contre elle. L’enjeu est proprement vital. Comment défendre la démocratie en la respectant et en luttant contre ceux qui veulent en abuser ?

Ces événements expliquent-ils la nécessité de rédiger un « Code de la laïcité et du fait religieux », ouvrage que vous avez dirigé avec Mathilde Philip et Anne-Laure Youhnovski Sagon ?

La loi de 1905 est trop fréquemment réduite à ses deux premiers articles alors que la matière est beaucoup plus dense. Avec la création obligatoire du « référent laïcité » dans la fonction publique en 2021, il était nécessaire de réunir l’intégralité des nombreux textes, anciens et divers, dans un corpus qui est un « code d’éditeur ». Derrière l’aspect juridique, ce code se veut transversal et accessible à tous ceux intellectuellement curieux sur la question. À côté de l’analyse et de l’expertise des meilleurs juristes, nous avons également bénéficié de précieuses contributions, sociologique avec Philippe Portier, historique avec Éric Anceau et philosophique avec David Mongoin.

La création est-elle réellement libre face au fait religieux ?

La création est libre car au fond elle découle de la liberté de conscience, laquelle est une valeur de nature constitutionnelle. Cette liberté s’exerce en tout domaine, y compris face au fait religieux. Est-ce nouveau ? On se souvient de la formule adressée au décor de la chapelle Sixtine du Vatican : « Ces fresques trouveraient mieux leur place dans un lupanar que dans une église. » La peinture et la sculpture sont l’apanage du catholicisme tandis que le protestantisme serait la confession de la musique. À l’inverse, le monde juif partage avec le monde musulman une réserve vis-à-vis de l’image. C’est peut-être cette réserve historique qui explique de la part de certains pratiquants de ces deux religions un regard plus suspicieux sur le caractère provocateur des œuvres contemporaines. Pourtant celles-ci permettent à celui qui croit à l’Infini de se distancer du monde. Le croyant ne peut revendiquer sa pleine liberté de conscience qu’en reconnaissant à tous les autres la même liberté. Il y a là à méditer sur la parabole chrétienne du blé et de l’ivraie.

Que penser des protestations ayant visé le « Piss Christ » (1987) d’Andres Serrano [photographie d’un crucifix dans un mélange de sang et d’urine, voir ill.] ou « Technologia » de Mounir Fatmi [une installation avec la projection au sol de versets du Coran dans le cadre du Printemps de septembre de 2012 à Toulouse] ?

On touche là à la liberté d’expression dont il est nécessaire de dire qu’elle bénéficie à tous. Elle n’est pas unilatérale. Si la religion catholique ou musulmane jugent que telle ou telle œuvre manque de respect envers la foi qu’elle professe, elle est dans l’exercice de sa liberté d’expression. Elle peut expliciter comment elle se représente ce qu’est la Bible ou le Coran et pourquoi une œuvre peut lui sembler provocatrice. Cependant, derrière ces possibles provocations il faut rappeler que l’art peut bâtir des ponts comme le prouve l’exposition « Lieux saints partagés » présentée [en 2016-2017] au MuCEM de Marseille [à la Villa Médicis de Rome jusqu’au 19 janvier 2026, nldr].

La religion peut-elle déconseiller à ses fidèles d’aller voir telle exposition ou tel film ?

Le droit laïc ne peut formuler une quelconque prohibition en ce domaine et cela affecte davantage ce que l’on dénomme le « for intérieur ». C’est ainsi que l’Église est dans sa mission de dire que contempler le mausolée de Lénine n’empêche pas de penser à tous les milliers de martyrs du Goulag. On peut contempler les statues homoérotiques d’Arno Breker [1900-1991] en ayant conscience que ce fut l’art d’un Reich criminel et païen. En somme, on peut tout voir à la condition de comprendre et d’être lucide. On ne peut jamais dissocier la foi de la raison : c’est l’équilibre de l’âme et de l’esprit. Le radicalisme naît toujours de ce déséquilibre. La liberté est alors la condition première de cet équilibre.

Code de la laïcité et du fait religieux, Bernard Beignier, Mathilde Philippe et Anne-Laure Youhnovski Sagon (sous la direction de),
Paris, éd. LexisNexis, coll. « Code bleu », 2025, 620 p., 75 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°667 du 12 décembre 2025, avec le titre suivant : Bernard Beignier, Professeur de droit et ancien recteur de l’académie de Paris : « On ne peut dissocier la foi de la raison »

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