Autopsie d’une situation française prometteuse

Le faux problème de l’art contemporain dans l’Hexagone

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 28 septembre 2001 - 1720 mots

Le paradoxe peut sembler cruel : si le récent rapport d’Alain Quemin signifie, une nouvelle fois, que Paris n’est plus la « capitale de l’art moderne », la scène française fait preuve d’une réelle vitalité. Nouveaux lieux, initiatives privées, ou nouvelles galeries se multiplient à Paris alors que les régions dévoilent de nouveaux foyers de créations. Et si tout (re)commençait ?

“La gueule de bois”. L’expression prononcée par Olivier Poivre d’Arvor, directeur de l’Association française d’association artistique (Afaa) en juillet dernier ne faisait pas dans la demi-mesure. Cause de ce réveil difficile, le rapport d’Alain Quemin sur “le rôle des pays prescripteurs sur le monde de l’art contemporain” remis au ministère des Affaires étrangères peu avant l’été. “Bien sûr comme souvent en sociologie, les résultats précédemment exposés ont toutes les chances de susciter la désapprobation des acteurs du monde de l’art, car la sociologie est une science qui dérange. Les Américains, tout d’abord, percevront sans doute comme dénonciation ce qui relève ici du seul dévoilement d’une position dominante. De même, les ressortissants d’autres pays, parmi lesquels les Français, seront sans doute peinés de constater la place très secondaire occupée par leur pays et leurs artistes”, concluait-il d’ailleurs doctement. La parution du rapport et sa diffusion dans la presse contrastent pourtant avec la remise, tout aussi officielle, du Prix spécial du Jury de la Biennale de Venise à Pierre Huyghe pour le pavillon français, six ans après que Fabrice Hybert eut remporté le Lion d’or.

“Ce rapport va me permettre de justifier ce qui était injustifiable : notre but n’est pas d’organiser des expositions dans 153 pays, mais de concentrer nos efforts, estime Olivier Poivre d’Arvor. Nous réalisons actuellement une liste d’une dizaine de capitales dans lesquelles, à partir de 2002, nous allons concentrer nos moyens.” Premier événement concerné, l’édition XI de la Documenta à laquelle l’Afaa entend consacrer une partie importante de son budget annuel, équivalente aux sept millions habituellement alloués à la Biennale de Venise. L’Allemagne avec la tenue de Manifesta – la Biennale des jeunes artistes – en 2002 devrait d’ailleurs être au cœur des préoccupations dans les années à venir. Mais quels sont les réels moyens de l’opérateur dont le budget annuel de 20 millions de francs paraît évidemment faible face à ces missions ? Placée sous la double tutelle du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Culture, l’Afaa a dû essuyer en large partie les critiques du rapport. Tradition française, l’art est toujours une affaire d’État !

La donne semble pourtant se modifier depuis quelques années : Fondation Salomon à Annecy, et prochainement Fondation Pinault sur l’île Seguin, Fondation Guerlain, Fondation Antoine de Galbert à Paris, ou mécénat de l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), les initiatives privées se multiplient et le marché français se consolide. Représentant Michel Blazy et Richard Fauguet, Olivier Antoine de la galerie Art : Concept, récemment installé dans de nouveaux espaces rue Duchefdelaville (XIIIe arrondissement de Paris), confirme cette nouvelle donne. Il juge toutefois la situation plus délicate à l’étranger : “Nous ne sommes pas considérés. Il y a toujours un préjugé sur la France : un pays subventionné où l’art ne vit que par l’État. Et pourtant, toutes les galeries européennes sont subventionnées, les Belges, les Anglais... Si cela passe par des structures semi-privées comme la Fondation Mondrian en Hollande, le système est comparable, et les moyens mis en œuvre sont supérieurs à ceux dont nous disposons. Il est totalement faux de dire que l’art français est institutionnel. Enfin, nous sommes critiqués pour notre ‘chauvinisme’ et nous sommes le seul pays à avoir des collections vraiment internationales. La France est un pays d’accueil, nous avons une non-nationalité revendiquée. C’est un véritable parti pris, les gens ne s’intéressent pas à ce qui se passe ici, et c’est à nous de les motiver.”

Georges-Philippe Vallois, dont la galerie (rue de Seine, VIe arrondissement de Paris) a ouvert en 1990, explique en partie ce sentiment : “Les artistes français s’exportent beaucoup moins bien que les Suisses, les Américains, les Allemands, voire les Italiens ces derniers temps. Cela va peut-être changer, mais il n’y a ici aucune galerie financièrement comparable à ce qui peut exister en Allemagne, en Angleterre, ou en Suisse, sans parler des États-Unis. Les vecteurs d’exportations sont moins puissants, le pouvoir n’est pas dans nos mains. C’est peut-être la raison qui donne cette impression de soutien étatique.” Alors que le marché français a connu une croissance ces dernières années, l’écart sur les sommes en jeu reste important : “Gilles Barbier ou Alain Bublex se vendent très bien à l’étranger. Mais jusqu’à aujourd’hui leur œuvre la plus importante ne dépassait pas 180 000 francs. La somme est ridicule si on la compare aux prix des artistes anglais et américains de la même génération. Évidemment, on vend très bien à l’étranger et ces artistes vivent de leur travail, mais leur marché est très faible par rapport à ceux d’artistes d’une autre nationalité. Ma mission est assez simple, je dois diffuser et faire vivre. Il faut se placer bien au-delà du marché national. 80 % des artistes que nous montrons sont français. Il n’y a rien de nationaliste dans notre attitude, nous représentons également des artistes étrangers, mais l’importance de notre galerie dépend de l’importance de nos artistes. Une galerie uniquement importatrice ne peut pas être une grande galerie”, poursuit Georges-Philippe Vallois.

L’attrait parisien
Effective depuis cet été, l’ouverture du marché des ventes publiques en France contribuera-t-elle à mettre fin à cet isolement ? Installée rue Louise-Weiss (XIIIearrondissement ), Almine Rech, qui, au côté de Philip-Lorca DiCorcia ou Ugo Rondinone, défend la jeune vidéaste Rébecca Bournigault, juge significative l’installation de Sotheby’s et Christie’s à Paris : “L’attrait de Paris est indéniable, et il suffit d’assister aux ventes de mai à New York pour se rendre compte de l’importance de ces événements et de leurs retombées.” Autre inconnue, l’évolution du marché. “Les enjeux économiques ne m’empêchent pas de déménager pour un espace plus vaste prochainement, mais il existe tout de même une incertitude. Les foires et ventes aux enchères de 2002 seront sans doute significatives sur ce sujet”, juge la galeriste. Le futur proche devrait aussi être révélateur pour la scène française, déjà éloigné des chiffres du Kunst Kompass, indicateur de notoriété largement commenté par Alain Quémin dans son rapport. Présent aux dernières Biennales de Venise et de Berlin, Anri Sala, jeune artiste d’origine Albanaise, apparaît comme un des représentants de cette présence au niveau international de la scène française. “ Anri Sala parle de questions qui touchent le monde entier. Le contenu et surtout le langage très simple font la force de son travail. Tous les artistes qui ont un langage universel passent bien nos frontières, c’est ce que je peux constater auprès de ceux, comme Thomas Hirschhorn, Marine Hugonnier, ou Anri Sala que je représente. Ils ont essentiellement débuté en France et sont très demandés à l’étranger. Marine Hugonnier a ainsi été montrée à Bâle l’an passé et depuis elle a été invitée à Site Santa Fe (Biennale américaine) et plusieurs musées américains”, se félicite la galeriste Chantal Crousel (IIIe arrondissement parisien).

“Le classement du Kunst Kompass réagit avec cinq ou dix années de retard, il ne correspond pas à la situation actuelle”, note Hans Ulrich Obrist. Commissaire et critique, membre du jury de la dernière Biennale de Venise, il prépare au Musée d’art moderne de la Ville de Paris “Traversées”, une exposition propre à donner une visibilité aux jeunes artistes qui travaillent en France : “Il y a une génération très forte qui a émergé au début des années 1990 en France et qui a ouvert des voies. Mais ce qui se passe après est aussi excitant. L’apparition de nouvelles énergies s’est beaucoup ralentie à Londres, et la scène berlinoise s’est consolidée. Maintenant, si on regarde un peu le panorama en Europe, Paris me paraît être la ville la plus dynamique. En France, les années 1990 ont vu se multiplier les collaborations entre artistes, aujourd’hui cela continue différemment. Dix ans après, les artistes se connectent à d’autres disciplines. C’est un phénomène moins fréquent ailleurs. Ici, des initiatives émergent toutes les semaines, c’est un signe infaillible.”

Contours et détours en régions
À Paris, le Plateau, projet associatif né dans le XIXe arrondissement au sein d’un programme immobilier, offrira en 2002 un nouveau lieu d’exposition et permettra au Fonds régional d’art contemporain (Frac) d’Île-de-France de bénéficier d’une vitrine. Quant au Centre de la jeune création, son ouverture en janvier 2002 au palais de Tokyo aura la lourde tâche de combler les attentes suscitées par le manque d’intérêt actuel du ministère de la Culture pour les arts plastiques. Toujours à Paris, Glassbox, ou Public, structures originellement gérées par des artistes, ont su négocier le virage de la maturité en s’adjoignant de nouveaux collaborateurs. Mais la France a surtout vu se multiplier des initiatives en région, synonymes de nouveaux foyers, à l’image de la réactivation de la scène niçoise autour de la villa Arson, ou de l’émergence sur le plan national d’artistes issus de l’École des beaux-arts de Nantes. “Si des artistes sont dans des logiques centralisées, toute une génération est décomplexée par rapport à cela. Le monde n’est pas une série de points névralgiques, mais un ensemble, analyse Bruno Peinado. C’est dans la logique de mon travail, on peut faire quelque chose dans les détours, les contours.” Après une présentation récente de ses travaux au Musée d’art contemporain de Marseille (Mac), l’artiste, en partance pour une résidence au PS 1 de New York, reste toutefois prudent sur le terme de “scène” pour qualifier ces nouveaux centres. Il préfère s’en tenir à l’idée d’”affinités électives” où se croisent la Zoo Galerie à Nantes et Tramway à Glasgow, l’association Triangle France à Marseille et Pac à Fribourg. Un maillage parallèle qui croise parfois les centres, les institutions et répond à l’analyse d’Hans Ulrich Obrist : “La question d’un art national n’est pas intéressante en soi. Les artistes sont entre les villes, entre les géographies, leurs biographies sont des traversées. Je ne parle pas d’un art national mais d’une situation. Et il y a aujourd’hui à Paris, Marseille ou Nantes des situations très intéressantes."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Autopsie d’une situation française prometteuse

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