L'actualité vue par

Anne Tronche, déléguée artistique du Mois de la photo

« Permettre des chocs esthétiques et temporels »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 5 novembre 2004 - 1554 mots

Anne Tronche, historienne de l’art contemporain, a été inspecteur général adjoint de la création artistique à la délégation aux Arts plastiques (DAP), ministère de la Culture. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’art contemporain, notamment de monographies sur Gina Pane ou Hervé Télémaque. Elle est cette année déléguée artistique pour les années 1960 à aujourd’hui du Mois de la photo. Anne Tronche commente l’actualité.

La FIAC vient de fermer ses portes. Quel est votre regard sur cette édition 2004 ?
J’ai toujours apprécié dans les foires d’art contemporain le passage improvisé d’un stand à un autre, d’une histoire à une autre, d’une période à une autre, dans la mesure où ils autorisent des changements de points de vue et de cadrages. Passer, par exemple, d’un très beau dessin de Picasso à une belle pièce de Sarkis oblige à des modifications, à des réajustements réflexifs. Ceux-ci, parfois, nous aident aussi à comprendre que, souterrainement, les œuvres construisent des enchaînements de sens, en dépit de certaines oppositions formelles. Ce que je regrette, c’est que la FIAC, aujourd’hui, se soit essentiellement recentrée sur la période contemporaine et qu’elle ne permette pratiquement plus ces chocs esthétiques et temporels. J’ai constaté à l’occasion de cette édition que les œuvres proposées, quelle que soit leur qualité, ne m’incitaient pas à réfléchir aux filiations, aux permanences thématiques présentes dans certains langages. Ma visite a été à la fois agréable et relativement passive, dans la mesure où un grand nombre d’œuvres me semblaient répondre aux mêmes enjeux. Ce qui manquait, c’était probablement certaines tensions entre des langages, des attitudes que tout sépare. Curieusement, les années 1960 et 1970 étaient peu présentes. Je crois que l’époque raccourcit dans ses évaluations les perspectives historiques. J’en veux pour preuve les références que donnent, aujourd’hui, les étudiants des écoles d’art passant leur DNSEP (1) : elles concernent les travaux de très jeunes artistes les ayant de peu précédés. Doit-on voir dans tous ces comportements les effets d’une amnésie volontaire, ou doit-on y voir les signes d’un intérêt, proche d’une fascination, pour ce qui est l’émanation d’un présent quasiment immédiat ?
 
Le Mois de la photo joue justement de ce point de vue historique. Comment a été structuré ce festival ?
Nous sommes trois délégués qui avons reçu chacun en charge une période de l’histoire de la photographie : le patrimonial, le moderne, le contemporain. Pour la période moderne, nous n’avons pas tenu compte des découpages en usage dans l’histoire des formes, qui en arrête le déroulement aux années 1945-1948. J’ai proposé à Virginie Chardin de prendre comme événement annonciateur de la photographie contemporaine le Saut dans le vide d’Yves Klein, effectué en 1960. Il me semble que cette photographie documentant une action éphémère fait entrer la photographie dans un débat qui est celui de l’art contemporain en général. Ce même Saut dans le vide, associé à des travaux du lettriste Maurice Lemaître, ouvre la séance d’une exposition : « La photographie écrite », qui sera présentée à partir de la mi-novembre au Passage de Retz, à Paris. Le moderne et le contemporain se rencontrent cependant dans le cadre d’expositions thématiques. C’est le cas de l’exposition tout à fait remarquable du Jeu de paume, « L’ombre du temps », qui, en bousculant intelligemment la chronologie, en faisant voisiner images mobiles et images immobiles, pose la question du regard mental, actif dans toute œuvre singulière.

Quelle ligne avez-vous souhaité donner plus particulièrement à cette partie contemporaine du Mois de la photo ?
Je me suis appuyée sur la thématique générale : « Histoire/histoire », c’est-à-dire sur cette dialectique entre un « H » majuscule faisant référence à la grande histoire ou, au moins, à l’histoire quotidienne de nos sociétés, et un « h » minuscule indiquant un repli sur des récits privés, sur un espace de l’intime. Il me semble que ce face-à-face représente bien la double polarité qui se manifeste aujourd’hui entre une photographie à ambition documentaire et une photographie que, faute de mieux, on appellera « plasticienne ». Mon propos était de trouver un juste équilibre entre les deux positionnements. Entre une photographie qui cherche encore à témoigner de la réalité, qui opte pour un regard se voulant relativement objectif, et une photographie qui, bien souvent, se joue des ambiguïtés opérant entre le réel et le simulacre.
 
En tant que commissaire d’exposition, quel est votre point de vue sur la revendication des artistes de percevoir un droit de monstration ?
Précisons tout d’abord la nature de l’œuvre concernée, et le positionnement de l’artiste dans cette situation. À ma connaissance, l’un des premiers artistes à avoir manifesté en regard du musée ce type d’exigence fut Daniel Buren. Il réalisait une intervention spécifique pour un lieu et demandait en conséquence des honoraires. Ce type d’attitude, mûrement réfléchie, lui permettait également d’avoir une autorité sur les lois du marché. Quand des artistes de cette rigueur conceptuelle demandent une rémunération pour une intervention spécifique, je trouve cela tout à fait légitime. Il y a d’ailleurs une formule pour qualifier cette implication budgétaire : il s’agit d’une « participation à la production ». Par contre, lorsqu’il s’agit d’artistes exigeant un droit de monstration pour l’accrochage de leurs tableaux sur les cimaises, je trouve que cette demande est non seulement absurde mais dangereuse pour l’équilibre de nos institutions. Si ce droit est évalué en proportion des cotes, il arrivera, à terme, que les grands centres d’art, les musées ayant des dotations budgétaires importantes seront les seuls à pouvoir accueillir un artiste renommé. Les autres, et je pense tout particulièrement à des lieux de diffusion qui, en dépit de la faiblesse de leur budget, parviennent à force d’ingéniosité à construire des expositions très pertinentes, ne pourront travailler qu’avec ses artistes « en état d’émergence », comme l’on dit élégamment. J’ajoute, puisque les législations européennes sont très différentes dans le domaine du marché de l’art, que dans le cas où des artistes européens ne changeraient pas leur position actuelle, nos institutions se détourneraient peu à peu de la scène française. Dans les années 1980, quand le ministère de la Culture a modifié la cartographie culturelle de la France en créant des centres d’art sur tout le territoire et a favorisé la naissance de collections régionales, la délégation aux Arts plastiques a cherché à ne pas instaurer de hiérarchies brutales entre les lieux au nom de leur superficie ou de leur inscription géographique. Aussi, des expositions très pointues ont vu le jour dans des espaces de petite dimension, dans des lieux assez reculés.

C’est une question qu’aura à gérer Olivier Kaeppelin, qui vient d’être nommé délégué aux Arts plastiques. Quel est votre sentiment sur cette nomination ?
Je m’en réjouis. J’ai été associé très étroitement à l’activité d’Olivier Kaeppelin au sein de la délégation aux Arts plastiques, en tant qu’inspecteur général adjoint. En conséquence, je sais qu’il a un grand sens du service public et une vision très construite de ce que doit être une direction en Administration centrale. Sa parfaite connaissance de l’art contemporain va l’aider à construire un véritable projet pour la DAP. Au cours des ans, j’ai pu apprécier sa force de conviction et la vigueur de ses fidélités. Ces qualités-là sont, de mon point de vue, un atout essentiel. Elles l’inciteront à aller jusqu’au bout de ce qu’il a décidé de faire.

Quelles sont les expositions qui vous ont marquée dernièrement ?
Tout d’abord « Stieglitz » au Musée d’Orsay. L’exposition nous rappelle le rôle joué par ce photographe, un temps lié à l’histoire du pictorialisme, dans la défense de la pensée moderne. Une salle recompose presque à l’identique la « Little Gallery » de 25 m2, à New York, dans laquelle il présenta, entre autres, des œuvres de Brancusi, après le succès de l’Armory Show. L’exposition permet d’évaluer le travail qu’il a accompli avec sa revue Camera Work. Revue où fut reproduite pour la première fois la Fountain d’un certain R. Mutt, qui n’était autre que Marcel Duchamp. Et puis, c’est l’occasion de découvrir un grand nombre de photographies de Stieglitz, notamment celles qu’il consacra à sa compagne, la peintre Georgia O’Keefe, dont il a décliné le visage et le corps, de façon fragmentaire. Je citerai à nouveau l’exposition conçue par Régis Durand au Jeu de paume, « L’ombre du temps », en précisant qu’elle noue avec une grande subtilité dans le point de vue des relations entre le cinéma et la photographie, entre image mobile et image immobile. J’ai tout particulièrement aimé l’exposition d’Éric Poitevin, au Plateau, qui y affirme une maturité du regard, mise à contribution pour nous faire pénétrer dans la matière ligneuse d’un arbre ou pour traduire le poids charnel d’un corps. Parmi les découvertes, Olav Westphalen, présenté par la galerie Vallois. C’est un artiste qui vit aux États-Unis et dont le travail, de façon assez analytique, interroge la nature de la frontière qui sépare le grand art de l’art populaire. Il a photographié les travaux de ses étudiants dans le domaine du volume en céramique, et à partir de ces prises de vue, a réalisé de grands dessins qui font apparaître de curieuses silhouettes. Cette façon de procéder, par hybridation des techniques, nous dit malicieusement que la pratique de l’art n’est pas une pratique pure, qu’il n’y a pas de claires séparations entre de grands sujets et d’humbles idées.

(1) Diplôme national supérieur d’expression plastique

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°202 du 5 novembre 2004, avec le titre suivant : Anne Tronche, déléguée artistique du Mois de la photo

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