Allégorie du faire

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 25 juillet 2007 - 696 mots

En se focalisant sur le Jasper Johns des années 1955-1965, le Kunstmuseum de Bâle donne à voir une période d’intenses recherches, où l’artiste se fait chantre de son propre travail.

Elle passerait presque inaperçue, cette toile couverte d’encaustique dans laquelle une bouche a laissé une profonde trace de morsure. De toutes petites dimensions, accrochée dans un coin, Painting Bitten by a Man, exécutée en 1961, reste fraîche et pimpante au-delà de toute attente. Tout comme le reste des œuvres de Jasper Johns (né en 1930 à Augusta, en Géorgie) de la décennie clé 1955-1965, que le Kunstmuseum de Bâle, seule étape européenne d’une présentation conçue à la National Gallery of Art de Washington, remet savoureusement en lumière.

Le métier de peintre
Absolument inclassable, le travail de cette période constitue une véritable charnière entre un expressionnisme abstrait dont l’Américain se débarrasse de la charge émotive – tout en conservant un certain goût pour la gestualité –, et le pop art naissant, qui emprunte au réel. À cette différence près que, si les artistes pop s’emparent souvent du quotidien des autres, Johns, lui, s’approprie le sien, celui de son métier de peintre, qu’il met crûment et savamment en valeur jusqu’à en faire le pivot de son art.
Ayant bénéficié de prêts de pièces majeures, en provenance de collections privées, mais surtout de prestigieuses institutions tant européennes qu’américaines, l’exposition livre cette démonstration de manière très méthodique, en pointant divers aspects de l’œuvre.
La première salle constituerait presque à elle seule un morceau de bravoure avec le regroupement de dix-neuf Cibles réalisées entre 1955 et 1961, parmi lesquelles la légendaire Target With Four Faces (1955) ne paraît finalement pas sortir du lot. Toutes ou presque ont en effet matière à attirer l’attention : petites ou grandes, multicolores ou monochromes, peintes ou dessinées, comportant des zones tantôt très délimitées, tantôt estompées… Sans jamais ennuyer, la capacité de variations sur ce signe des plus communs semble infinie, montrant un questionnement permanent de la pratique et de la gestuelle qui culmine avec un clin d’œil. Une invitation à l’action grâce à une petite feuille sur laquelle les seuls contours attendent qu’on les remplisse avec des couleurs et un pinceau mis à disposition (Do It Yourself (Target), 1960).

Complexité sémantique
Le geste, témoin toujours de l’investissement personnel de l’artiste, est en outre au centre des nombreuses et plus inattendues empreintes corporelles. Mains, pieds, visage voire buste définissent rarement un motif clair. Souvent réalisés au fusain et balayés en surface, ils puisent leur force dans une dialectique ambiguë, entre révélation et disparition.
C’est dans les tableaux où sont intégrés des objets – ou leurs traces – qui ont mécaniquement aidé à leur accomplissement que se révèle pleinement la maîtrise d’un artiste pour qui l’usage et l’insertion du réel dans l’espace fictif de la peinture n’ont pas valeur de représentation, mais bel et bien d’usage. Telles des reliques du processus pictural, des règles en bois fixées à une vis ont étalé les couleurs de manière circulaire (Device, 1962), un pinceau est suspendu à une chaîne (Zone, 1962). Ou bien, un balai qui a brossé les pigments, la tasse dans laquelle on les a préparés et le chiffon employé, s’agencent bruyamment (Fool’s House, 1961-1962).
Manière d’en renforcer encore l’importance et l’impact, l’artiste parfois qualifie ces objets en écrivant leur nom sur la toile. De même que, dans nombre de travaux les noms des couleurs primaires (Red, Yellow, Blue), au demeurant pas toujours employées, se révèlent par l’usage de lettres tracées au pochoir, apparaissant et disparaissant au sein de compositions souvent exaltées, où s’entremêlent des motifs qui pourtant ne se diluent jamais dans la masse (Jubilee, 1960, Land’s End, 1963, Slow Field, 1962).
Car par-delà ces « jeux de langage » qui contribuent à mettre en avant l’immédiateté du signe connu de tous, se trame une extraordinaire complexité sémantique faite de chevauchements et d’enchevêtrements qui ouvrent plusieurs voies de lecture et de perception. L’œuvre de Jasper Johns ne se laisse pas appréhender facilement, nécessitant à l’inverse une grande capacité d’observation afin d’en percevoir richesse et teneur. Cela ne la rend que plus passionnante.

JASPER JOHNS

- Commissaires : Bernhard Mendes Bürgi, directeur du Kunstmuseum Basel ; Jeffrey Weiss, conservateur à la National Gallery of Art, Washington - Nombre d’œuvres : 73

JASPER JOHNS. une allégorie de la peinture, 1955-1965, jusqu’au 23 septembre, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 16, Bâle, tél. 41 61 206 62 62, www.kunstmuseumbasel.ch, tlj sauf lundi 10h-17h, mercredi 10h-20h. Cat., éd. Offentliche Kunstsammlung Basel (en allemand), 292 p., 38 euros, ISBN 3-7913-6116-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°263 du 6 juillet 2007, avec le titre suivant : Allégorie du faire

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