Adel Abdessemed : "Je viens d’un pays dans lequel pensée et artistes sont suspects"

Un entretien avec le plasticien algérien Adel Abdessemed présenté à Vassivière

Le Journal des Arts

Le 24 janvier 2003 - 2690 mots

Adel Abdessemed fait partie de ces artistes algériens qui ont fuit leur pays. Il s’en explique dans un entretien avec Guy Tortosa, directeur du Centre national d’art et du paysage de Vassivière et commissaire de l’exposition qui y est actuellement consacrée à l’artiste. Adel Abdessemed, invité à la prochaine Biennale de Venise, y présentera notamment Pressoir Fais-le, une œuvre que l’on peut déjà découvrir à Vassivière.

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Cela a-t-il un sens pour vous que l’on évoque à propos de votre travail vos origines kabyles, algériennes ou nord-africaines ?
Je crois avoir assez de recul aujourd’hui pour dire que cette question de la culture des minorités nous éloigne du vrai combat. Si tu sais qui tu es, c’est plus facile de faire de l’art, et l’art est un moyen de libérer son Moi. En outre, quand je suis arrivé en France, j’ai commencé à parler de la communauté maghrébine, puis j’ai comparé. Maintenant, je suis dans le “bordel global”.

Quel est votre point de vue sur la situation de l’Algérie et des Algériens aujourd’hui ?
Actuellement, l’Algérie est “foutue”. Avant, on racontait aux Algériens qu’ils avaient lutté contre un envahisseur qui empêchait la conscience. Mais, aujourd’hui, le pouvoir en place rend mon peuple fou et stérile. C’est de la tyrannie ! Et le comble est qu’en France ils vont fêter l’Année de l’Algérie. Fêter quoi ? Fêter le malheur d’un peuple ? Fêter l’exode des artistes ?

Vous avez décidé de quitter votre pays peu de temps après l’assassinat du président Boudiaf et après qu’un attentat meurtrier s’est produit dans la rue sous vos yeux.
Je me rappelle vous avoir entendu qualifier cette décision d’”égoïste” tout en précisant qu’elle était intimement liée à une volonté qui, d’une certaine façon, vous dépassait, la volonté de devenir un artiste. Pouvez-vous préciser ce point ?
Duchamp aussi est parti aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, pour sortir d’une impasse. Ce n’est pas nouveau. J’ai toujours dit : quand on n’a pas la paix chez soi, il faut aller ailleurs, sinon c’est la mort de l’âme. L’essentiel est d’agir, de lutter, de créer pour transformer le monde.

Parce que vous croyez que l’art peut transformer le monde ?
Oui, mais cela a un prix.

Que voulez-vous dire ?
En art, il faut inventer de nouvelles images.

Peut-on lutter avec des images ?
Oui, car elles construisent la joie !

Depuis plusieurs années, la chanson joue un rôle important dans l’effort des Algériens pour accéder à de nouvelles libertés. Vous citez souvent des chanteurs comme Cheika Rimitti, Aïssa Jarmouni, premier chanteur contemporain algérien à s’être produit sur la scène de l’Olympia, ou encore Matoub Lounes, auquel l’une de vos œuvres, Nervous, rend un discret hommage. Que peut un art aussi confidentiel sinon élitiste que les arts plastiques en regard de ce mode d’expression très populaire qu’est la chanson ?
Je crois que c’est le milieu de l’art qui rend l’art élitiste, car le milieu de l’art est trop sérieux. Il ne sait pas s’éclater ! J’admire en effet Cheikha Rimitti et Aïssa Jarmouni. Pour moi, tout se mélange, tout est expression. Mais l’essentiel est d’exprimer autant que possible, d’aller jusqu’au bout dans la vérité et dans la beauté. Assassiné pour avoir chanté l’hymne algérien en kabyle, Matoub Lounes incarnait cela.
Réalisée dans le cadre d’une commande du Frac Corse, l’une de mes vidéos, Nervous, est une œuvre d’urgence qui parle de cette schizophrénie de la mondialisation alors que les questions basque, coréenne, kurde, taïwanaise, cherokee, porto-ricaine, balkane ou nord-irlandaise demeurent sans réponse.
Dans Nervous, j’ai filmé un jeune Corse chantant dans sa langue d’origine un extrait de l’hymne national corse et j’ai monté le tout en boucle. J’aime bien cette idée de “boucle”. Je l’utilise souvent dans mes vidéos. Cela renforce le langage de l’œuvre.

Vous êtes revenu récemment sur cette idée du problème de l’hymne national dans un livre dont le projet est déjà ancien, The Green Book.
The Green Book (1) contient ma collection d’hymnes nationaux. Chacun d’entre eux a été transcrit par une personne différente dans sa langue d’origine. C’est un livre très familier, une sorte de manifeste… Bien sûr, le fait que l’hymne national français ait été sifflé il y a moins d’un an dans les tribunes du Stade de France a relancé le projet. Comme cet incident, ce livre est l’expression d’un malaise et d’une urgence sociale. L’art est une réponse essentielle à notre réalité.

Après avoir vécu à Lyon et à Paris entre 1994 et 2000, période pendant laquelle vous avez obtenu la double nationalité franco-algérienne, puis après un séjour d’un an et demi à New York, vous êtes parti vivre à Berlin. Pourquoi n’être pas revenu en France après les États-Unis ?
Julie [sa compagne] et moi sommes d’abord revenus à Paris. Après trois mois passés à la Cité des arts, nous nous sommes retrouvés à l’hôtel. Impossible de trouver un logement. On était déçu, mais avec le recul on “s’en fout”, on n’est pas attaché exclusivement à une ville ou à un territoire. C’est ça la mutation, c’est ça l’hybridation. En revanche, la France risque de ne pas renouveler sa situation artistique comme elle a pu le faire dans le passé. À Berlin, on est bien.

Pourquoi n’avez-vous pas trouvé de logement à Paris ?
On a soupçonné qu’il y avait une bonne part de racisme. Mais on ne sait rien. On ne peut pas dire à quelqu’un : Je sais ce que tu penses. Quand on raconte notre expérience aux gens, la plupart nous disent que le logement est un problème pour tout le monde, ce qui est peut-être vrai. Cependant, les situations que nous rencontrons ne sont pas perçues de la même façon par les individus, surtout quand ils ne sont pas concernés par le problème du racisme. Autrement dit, si on est dans le même sac et qu’on se fait tous piquer, la question est : aura-t-on la même douleur ? Cela peut vite devenir très compliqué pour celui qui s’appelle Hanru, Mohammed ou Jacob…

Qu’est-ce que la France représente ou a représenté pour vous ?
Je viens d’un pays dans lequel la pensée et, avec elle, les livres, les films et bien sûr les artistes sont suspects et censurés… La mixité de la France, son histoire des idées, sa conception de la vie, vraiment, c’est la joie. Le fait de lire Foucault, Althusser, Genet, Fanon, Deleuze, Julia Kristeva ou Georges Lapassade m’a donné un grand plaisir et aidé à réaliser certaines pièces. Leur pensée et leur théorie m’ont donné à voir et m’ont déplacé vers une certaine réalité. Les films de Truffaut m’ont également beaucoup fait réfléchir sur l’intensité du cinéma. Il y a eu aussi le monstre Buren …

L’autorité, l’interdit et la loi sont au cœur de votre œuvre et y apparaissent liés à des forces essentiellement irrationnelles (la religion, le rituel, la morale), un irrationnel que vous convoquez à son tour dans votre travail sous les aspects du goût du vin, de la musique, de la danse, du thé ou encore du cannabis, pour aboutir à une contestation de l’ordre établi. Peut-on dire de votre œuvre qu’elle travaille à déconstruire ce qui dans les sociétés concourt à aliéner la capacité de l’homme à faire librement l’expérience de sa vie ?
La matière de Buren, ce sont les bandes, et son sujet c’est l’espace et le scandale. Moi, je puise mes sujets et ma matière dans tout ce qui a trait aux interdits, aux tabous et à toutes les formes produites par les uns et les autres. Il faut ouvrir les yeux et agir contre la loi et la morale, car l’une et l’autre prétendent arrêter la vie. La générosité des substances que j’utilise (menthe, vin, marijuana, citron, danse, etc.) permet de renverser les perspectives, de sortir du banal et d’ouvrir des portes vers une autre réalité : celle du plaisir et du désir. C’est de l’érotisme. Si j’aime par ailleurs réaliser mes pièces dans un bar, dans la rue ou dans une salle de bains, c’est parce que l’art est l’interprétation de la vie de tous les jours, de ce que tu rencontres. On ne peut pas prétendre que telle ou telle chose est supérieure à une autre. Tout compte. J’ai également toujours cherché à entrer dans des zones “sensibles”, des zones situées entre le “légal” et l’”illégal” ; si je le fais c’est pour prendre position, car au fond de moi je déteste la neutralité.

Comme chez Nietzsche ou le marquis de Sade, votre œuvre semble animée par l’idée qu’il serait possible de penser l’homme sans Dieu.
En fait, j’aime bien parler de Dieu et de la religion comme de très belles fables… Nietzsche, Freud ou Antonio Negri ne sont pas d’accord avec l’idée de la transcendance. Freud disait que les religions sont des “symptômes névrotiques”. Pour moi, tout ça reste très mystérieux, car j’ai des amis religieux, ma famille est pratiquante et, honnêtement, cela ne m’a jamais dérangé. Je vois qu’ils ont besoin de ça. Ce qui me dérange en revanche, c’est le fanatisme. La vérité, c’est que, depuis quelque deux mille ans, le malheur de notre humanité vient essentiellement des trois religions monothéistes.
Récemment, j’ai été invité par Pier Luigi Tazzi à participer à une exposition en Italie. Il a réuni trois artistes originaires de cultures méditerranéennes très marquées par ces trois religions : Pawel Althamer, Eran Schaerf et moi. Ma participation a consisté dans la réalisation d’un livre aux pages et à la couverture noires, sans texte, Il meglio delle tre religioni, c’est-à-dire “Le meilleur des trois religions”, que j’ai placé sur la table de nuit de chaque chambre de l’hôtel où j’étais hébergé. J’ai souvent été surpris en effet de trouver la Bible dans les hôtels en Europe ou aux États-Unis… Pendant le vernissage, le public est venu, mais n’a rien vu en dehors d’un apéritif à base d’absinthe qui était servi à ma demande. Seules les personnes qui ont passé la nuit à l’hôtel ont vu le livre. Encore une précision, au sujet du livre noir, il y avait une exception : une seule page blanche, sur laquelle j’ai dessiné deux pénis, l’un circoncis et l’autre non !

Pour La Nuit, une installation que vous avez réalisée en 1997, vous avez fait appel à des chasseurs et vous m’avez dit que, pour vous, c’est Dieu qui tire sur les hommes depuis le ciel…
C’était de l’ironie. En fait, j’ai voulu transformer la violence en beauté. Le véritable sujet c’était
la violence des armes un peu partout autour de nous… J’ai demandé à un chasseur et à un amateur d’armes à feu de tirer sur douze plaques de métal que j’avais prévu d’installer en hauteur, en guise de plafond, le long d’un grand couloir normalement éclairé de façon zénithale par la lumière du jour. Le résultat, c’était que le visiteur était confronté à des impacts de balles ressemblant à des étoiles. Pour moi, il est essentiel qu’on sente que ces plaques de métal sont fabriquées par l’homme ; ceux qui ont tiré sont des hommes, ceux qui traversent le couloir sont des hommes, le langage que j’utilise est créé par l’homme…
Quand j’habitais à Vaulx-en-Velin, je rendais souvent visite à un ami, prénommé Halim, une personne qui était toute une sociologie à lui tout seul et qui m’a beaucoup appris sur la “vie invisible” de Lyon. Il me faisait traîner dans les zones dites “sensibles”, dans des fêtes, et j’étais stupéfié de voir des jeunes porter sur eux de véritables armes. Je me souviens de l’explication que m’a donnée Halim. Tout le monde, m’a-t-il dit, a dans ces quartiers au moins une arme chez soi. Mais, a-t-il ajouté, ce ne sont pas les armes en elles-mêmes qui sont dangereuses, mais la violence intérieure, la violence due à l’exclusion, au chômage, à la pauvreté et à la désespérance. Tu vois, Dieu, c’est la peur nourrie par l’État.

Dieu, c’est aussi la colère ! Or votre œuvre semble également portée par la colère, ainsi que par ce qui me semble être un certain refus de l’explication. La concision de vos vidéos confine en effet souvent à la brutalité. Par ailleurs, une grande pauvreté de moyens caractérise la plupart de vos travaux. Pourtant, en privé, vous accordez beaucoup d’importance à l’analyse philosophique. N’y a-t-il pas une contradiction à concevoir une œuvre si peu démonstrative?
Je tiens à faire des œuvres qui coûtent le moins cher possible et qui restent intenses. Comme Gainsbourg citant Oscar Wilde, je pense que “le cynisme, c’est de connaître le prix de tout et la valeur de rien”.

Parlons si vous le voulez bien de l’histoire et du temps. Qualifié quelque part de “simple”, le passé opère dans votre travail comme un motif récurrent. Quel pouvoir lui accordez-vous ?
Aucun. Le passé est toujours construit, donc falsifié, pas net. Dans Passé simple, cette vidéo
à laquelle vous faites allusion, le “simple”, c’est quoi ? C’est tourner le dos aux idées post-colonialistes, fondamentalistes ou encore racistes pour faire éclater ces barrières une fois pour toutes. Les corps, le bar, tout est musical dans cette œuvre. C’est une apocalypse joyeuse !

Vous m’avez dit aimer cette phrase de Roland Barthes : “Il m’était devenu indifférent d’être moderne.”…
J’entends souvent dire que tout a déjà été fait. Cette déclaration de Barthes me fait penser
qu’il faut peut-être s’efforcer de faire toujours “un peu mieux”, simplement.

Dans plusieurs de vos travaux, une négociation avec la personne filmée ou avec un représentant de l’institution opère comme un hors-champ invisible mais très actif…
Mes plus belles expériences dans la fabrication de mes œuvres ont souvent concerné la préparation et le tournage des vidéos avec les gens. La plupart du temps, ces projets semblaient presque impossibles à réaliser, comme inaccessibles, à cause du tabou... Aborder comme je le fais des sujets tels que la nudité est tellement brut, voire brutal. Cela touche à la morale des gens. Voilà les véritables “zones sensibles”. Ce qui est génial dans ces moments, c’est qu’on est tous “complices”, non pas pour commettre un délit mais pour partager une libération. Dans Zen, dans Chrysalide ou dans Le Joueur de flûte par exemple, les gens ont littéralement offert leur corps à la pensée.
Et ils l’ont fait parce que la passion était là !
Pour Oui, mon étoile en résine de cannabis, la négociation a d’abord eu lieu avec les amateurs de haschich. C’était fantastique. Avec le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, cela a été un peu plus délicat, car l’institution a pris le risque de montrer la pièce, mais sans pouvoir assumer jusqu’au bout cette décision, à cause de la rigidité de la loi. Résultat, l’étoile est toujours au musée et j’aimerais organiser un carnaval pour aller la récupérer !

Pourquoi un carnaval ?
Mais parce que cette œuvre est un totem et qu’il faut donc le traiter comme tel ! Et parce qu’en Occident, les musées fonctionnent comme des espaces de protection de la culture et qu’ils évacuent ce faisant tout ce qui relève du sensuel, du physique et de l’incontrôlable.
En fait, les musées sont dépassés par la culture qu’ils exposent, ils ne la connaissent pas.
Les seuls rituels admis sont liés au raisonnement, à la mémorisation et à la séparation des disciplines.

Vous présentez actuellement au Centre national d’art et du paysage de Vassivière quelques œuvres dont la plupart sont inédites. Quels sont les points communs entre ces différentes productions ?
L’”inquiétant”… et j’espère que le spectateur se reconnaîtra…

Pressoir Fais-le me fait songer à ces étals des épiciers arabes que l’on voit tout au long de l’année à Paris et qui sont comme des monuments ready-made et sensuels aux cultures du soleil et de la Méditerranée. Mais le problème, si je puis dire, c’est que dans Pressoir Fais-le, le citron est violemment foulé au pied…
Il n’y a vraiment que les épiciers arabes qui vendent des citrons ?

(1) Éd. Centre national d’art et du paysage, Vassivière, avec La Criée  à Rennes, Trafic/Frac Haute-Normandie et le Frac Champagne-Ardenne, 26,30 euros (éd. courante) et 40 euros (éd. limitée)

ADEL ABDESSEMED

Jusqu’au 9 mars 2003, Centre d’art et du paysage, 87120 Île de Vassivière, tél. 05 55 69 27 27, tlj sauf lundi 11 h-13 h et 14 h-18 h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°163 du 24 janvier 2003, avec le titre suivant : Adel Abdessemed : "Je viens d’un pays dans lequel pensée et artistes sont suspects"

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