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2007, Claude Monet entre dans le domaine public

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2025 - 1086 mots

Cette année-là, la Cour de cassation confirme que les droits d’auteur sur Monet ont expiré vingt ans plus tôt, en 1997, mettant fin aux incertitudes sur la prise en compte ou non des années de guerre.

Giverny (Eure), 1918. Au lendemain de l’armistice du 11-Novembre mettant fin à la Grande Guerre, Claude Monet (1840-1926) célèbre la victoire dans ses jardins de fleurs et d’eau qu’il a conçus comme de véritables œuvres d’art. Le jour même, il annonce à Georges Clemenceau, son fidèle ami et le président du Conseil, qu’il va offrir à la France deux panneaux décoratifs. Il faut toutefois attendre la publication d’un décret, le 14 juin 1922, pour que la donation soit officiellement acceptée. Éternel insatisfait, Monet réclame encore et toujours plus de temps pour parfaire les œuvres, à telle enseigne qu’elles sont toujours dans l’atelier à son décès, le 5 décembre 1926 ! Quelques jours après ses obsèques, vingt-deux panneaux (et non deux) prennent la route de Paris pour être installés à l’Orangerie dans deux pièces ovales conçues comme un écrin pour cette donation [voir ill.] . L’histoire n’est plus à faire, les Nymphéas constituent l’un des plus beaux et des plus grands ensembles du XXe siècle.

Cette « Sixtine de l’impressionnisme », selon l’expression de l’artiste André Masson, sera une véritable « machine à cash » – money pour Monet – par sa reproduction et sa représentation dans le monde entier. Les ayants droit de l’artiste ne sont d’ailleurs pas anodins : il s’agit de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), qui a reçu ces droits de l’Académie des beaux-arts, laquelle les tenait elle-même du fils de Claude Monet. Chargée de « traquer » les utilisations indues et la manne pécuniaire non perçue, l’ADAGP découvre en 1999 que l’éditeur Fernand Hazan n’avait pas acquitté son obole pour la reproduction de nombreuses œuvres de Monet, dont les Nymphéas, dans plusieurs ouvrages.

Selon l’ADAGP, les œuvres de Monet seraient restées protégées jusqu’en 2012

Selon la loi de 1866, les droits patrimoniaux – ou économiques – de l’auteur subsistent, après la mort de l’auteur, au bénéfice de ses ayants droit, pendant l’année civile en cours et les cinquante années suivantes. Mais les deux lois du 3 février 1919 et du 21 septembre 1951 ont prolongé cette durée pour tenir compte des années de guerre. Aussi, et à condition qu’elles ne soient pas tombées dans le domaine public, les œuvres divulguées au plus tard le 31 décembre 1920 bénéficient d’une protection égale à 64 ans et 272 jours, tandis que celles divulguées après le 31 décembre 1920 mais avant le 1er janvier 1948 bénéficient d’une protection égale à 58 ans et 120 jours ! Or, sous l’impulsion de l’Union européenne, qui souhaitait harmoniser la durée des droits d’auteur, la directive du 29 octobre 1993 a fixé cette durée à soixante-dix ans, avant d’être reprise par la France par la loi du 27 mars 1997 (aujourd’hui article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle).

Sur cette base, l’ADAGP considère que les œuvres de Monet sont restées protégées jusqu’en 2012 en raison de l’ajout des prorogations. L’éditeur Hazan s’y oppose fermement, arguant que les œuvres du « Raphaël de l’eau » ne seraient plus protégées par le droit d’auteur depuis le 1er janvier 1997. En l’absence de solution amiable, l’ADAGP assigne Hazan en justice. L’enjeu économique est important et la question, délicate : faut-il prolonger la durée des droits patrimoniaux d’un temps égal à celui des années de guerre ?

Le 27 juin 2001, le tribunal de grande instance de Paris répond par l’affirmative. Insatisfait, l’éditeur fait appel. Par un arrêt du 16 janvier 2004, la cour d’appel de Paris retoque le jugement car « rien ne saurait […] permettre de compter une seconde fois les prolongations de guerre déjà prises en considération et insusceptibles comme telles d’être assimilées à des droits acquis qu’il serait possible à un tiers de faire-valoir ». Aussi, « le délai de protection étant porté à soixante-dix ans, les œuvres de Monet sont en définitive tombées dans le domaine public le 1er janvier 1997 ». Cependant cette solution n’est pas évidente car, à la même époque, la cour d’appel de Paris juge, sur la base du cumul entre la durée légale et les prorogations de guerre, que les toiles de Giovanni Boldini (1842-1931) – dont le charme pictural électrise la Belle Époque – sont protégées jusqu’en 2016. Face à cette contradiction, la Cour de cassation doit trancher le nœud gordien.

La période de soixante-dix ans retenue par l’UE couvre les prolongations pour fait de guerre

Le 27 février 2007, la plus haute juridiction française affirme que « la période de soixante-dix ans retenue pour l’harmonisation de la durée de protection des droits d’auteur au sein de [l’Union] européenne couvre les prolongations pour fait de guerre, hormis les cas où, au 1er juillet 1995, une période de protection plus longue avait commencé à courir, laquelle est alors seule applicable ». En conséquence, puisque « la loi du 27 mars 1997, transposant la directive précitée, a emporté le rappel des œuvres de Monet à la protection du droit d’auteur en raison du régime dont celles-ci continuaient à bénéficier en Allemagne, elle n’a pu avoir pour effet de les protéger au-delà de la période d’harmonisation de soixante-dix ans, dès lors qu’au 1er juillet 1995 les ayants droit de l’artiste ne pouvaient se prévaloir, en France, d’une durée de protection plus longue ». Monet étant bien entré dans le domaine public du droit d’auteur le 1er janvier 1997, l’ADAGP ne peut légitimement réclamer des redevances pour l’exploitation des œuvres du maître.

Avec cette remise des pendules à l’heure par la Cour de cassation, Claude Monet a participé bien malgré lui à l’histoire du droit d’auteur. Contrairement aux idées reçues, on ne « tombe » pas dans le domaine public, on y entre. Si cet événement est souvent perçu comme un crève-cœur pécuniaire pour les ayants droit, il permet parfois l’élévation des artistes par leurs redécouvertes et valorisations à moindre coût, à condition que ce ne soit pas au mépris des intérêts moraux de ces derniers. Tel est là aussi l’esprit du droit d’auteur, souvent oublié, que de redevenir un patrimoine commun, à l’image de l’ouverture au public de la maison et des jardins de Claude Monet à Giverny depuis 1980. Reste toujours une inconnue : faut-il ajouter à la durée de soixante-dix ans la prorogation de trente ans accordée aux artistes morts pour la France telle que prévue par l’article L. 23-10 du code de la propriété intellectuelle ? Il y a peut-être là une autre histoire à écrire.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°655 du 9 mai 2025, avec le titre suivant : 2007, Claude Monet entre dans le domaine public

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