Un entretien posthume avec Jannis Kounellis

Par Carole Blumenfeld · lejournaldesarts.fr

Le 21 février 2017 - 977 mots

PARIS [21.02.17] - Le Journal des Arts avait rencontré Jannis Kounellis l’an dernier lors de son exposition à la Monnaie de Paris. Nous republions une partie de l’entretien qui était alors paru sur le site italien Artribune.

Alors que les funérailles à Rome de Jannis Kounellis se sont déroulées hier lundi 20 février à Santa Maria in Montesanto, l’église des artistes, Piazza del Popolo, voici le dernier entretien que le Journal des Arts avait réalisé avec lui quelques jours avant l’inauguration de son exposition à la Monnaie de Paris en mars 2016 et publié en partie sur Artribune (« Mondrian non basta più » . Intervista con Jannis Kounellis) dans lequel il insistait sur sa laïcité et sur le besoin de retrouver la dramaturgie classique.

Carole Blumenfeld : Quelle image avez-vous de Paris?
Jannis Kounellis : D’une certaine façon, nous sommes tous un peu français, avec des différences bien sûr. La France a été le théâtre de tels évènements culturels et politiques que nous en sommes tous d’une certaine façon les héritiers. C’est cela la France. Et on ne peut pas distinguer la France de Paris. Paris est la France.

La Monnaie de Paris est le premier édifice commandé par Louis XV, en plein Siècle des Lumières. C’est la première fois que vous travaillez dans un espace Néoclassique aussi lié à cette époque. 
Si tu dis, « Je suis laïc » , cela veut dire que tes racines sont plongées dans les Lumières. Et je suis laïc. C’est mon éducation. Même mes possibilités artistiques sont liées à cela. Tout cela, naturellement, sans avoir rien de particulier contre l’Eglise. Mais c’est évident, la laïcité prévaut sur tout le reste.

Justement. Vous avez souvent travaillé dans les églises. Tout le monde a en tête le Cancello dell’orto à la Sainte Croix de Jérusalem, à Rome. 
La figure du Christ me plaît. On ne comprend pas ce qu’est cet homme plein de trous, condamné par un tribunal. Ce Christ est convainquant. Même si je suis profondément non croyant, j’ai un grand respect pour le Christ.
Mais tout me plaît, même les autres lieux. J’ai fait aussi des travaux à Sarajevo ou en Israël. J’ai même fait une synagogue, près de Cologne, l’unique synagogue restée sur pieds.

Est qu’il y a des lieux que vous choisissez ?
Tout peut se demander, mais pas l’espace. Si tu es un intellectuel démocratique, on doit te l’offrir, tu ne dois pas demander. C’est un peu comme de passer d’un théâtre à un autre.

Comment vous êtes-vous approprié l’histoire de la Monnaie de Paris, la plus vieille institution française ?
Avec la légèreté habituelle ! Ce serait un beau problème d’avoir des préoccupations d’origines rhétoriques. Alors quand tu arrives ici tu es content certes, mais l’espace t’appartient déjà, sans rien faire, il t’appartient et ça suffit. Je ne l’ai jamais pensé comme une chose séparée de moi. Pour un peintre voyageur, vagabond, il y a toujours un instant d’appartenance.

L’utilisation du charbon a une signification particulière ?
Dans ce tas de charbon, on voit un instant le reflet de Victor Hugo, homme du XIXe siècle, comme moi. Le charbon sous-entend la condition sociale, humaine comme dans Les Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh. La société des hommes, l’homme avec ses malheurs mais aussi ses gloires.

Comment faites-vous pour ne jamais vous tromper sur les délais nécessaires avant l’inauguration d’une exposition, étant donné le niveau de contingences liées à l’espace et aux matériaux et sachant que vous arrivez généralement juste une dizaine de jours avant la date butoir, les mains vides ? 
Je suis un homme chanceux. J’ai toujours géré le temps, comme un homme de théâtre. Dans les théâtres, on a beau être là même deux ans avant, tout se résout toujours au dernier moment, quand le paroxysme dramatique prend le dessus, et alors on voit ce à quoi on peut toucher. Il faut rester lucide du premier moment, lorsque l’espace est vide, jusqu’aux derniers ajustements.
L’art est une présentation et non une représentation. Pour moi, l’exposition est un acte unique : l’occupation d’un espace pour le temps d’un acte unique, comme on le dit au théâtre. Je pense aussi que les expositions fonctionnent ainsi. Mon problème est de reconsidérer comme positive la renaissance du drame. C’est mon problème intellectuel et idéologique.

Vous dites souvent que nous avons perdu cette dramaturgie classique, mais nous sommes en train de vivre un moment dramatique sur les côtes de la Méditerranée. 
C’est une chose effrayante. Je suis désolé que tout le monde ne le pense pas ainsi. J’ai vécu de très belles années. Certes il y avait des drames, des guerres, mais elles n’étaient pas aussi proches. Maintenant ils sont à côté de nous. Nos contradictions éclatent. La chose durera longtemps et ce sera un changement énorme. Nous devons nous agripper à cette culture extraordinaire qui a fait de l’homme le protagoniste de toutes choses. Pour un peintre, c’est un devoir en quelque sorte. On a un un sentiment caché pour ceux qui souffrent.
Je me suis trouvé en Sicile peu après le premier naufrage qui a emporté près de 1 000 personnes. Je participais à une rencontre avec les étudiants de l’Accademia de Palerme. Et pendant que je parlais, j’ai vu, j’ai pensé à ces gens morts ainsi. Je veux dire : nous avons aimé Mondrian et je l’aime encore. Mais un doute m’est venu : je me suis imaginé qu’il était ici, dans une pièce, qu’il avait son atelier, j’ai imaginé qu’il venait de voir tous ces morts sur la place et qu’il rentrait dans son atelier, qu’il prenait une toile, sur son chevalet, et qu’il traçait une ligne verticale et une ligne horizontale : mais pour un homme d’un certain âge comme moi, cela ne suffit pas. Une ligne verticale et une ligne horizontale ne suffisent pas face à ce désastre de l’humanité.

Légende photo

Jannis Kounellis en 2004 © Photo Gabuchan - 2004- Licence CC BY-SA 2.0 

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