Histoire de l'art

Un expert réfute l’attribution de La Scapigliata à Léonard

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2020 - 823 mots

PARIS

Jacques Franck estime que la Tête de jeune fille – L’Ébouriffée –, actuellement exposée au Louvre, doit être donnée à Boltraffio, l’un des assistants les plus doués de Léonard de Vinci.

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Détail de Léonard de Vinci, Tête de jeune femme dite La Scapigliata, vers 1501-1510, blanc de plomb ave pigment de fer et cinabre, 24 x 21 cm, Galleria Nazionale, Parme.
© Licensed by the Ministero per i beni e le attività culturali - Complesso Monumentale della Pilotta-Galleria Nazionale di Parma.

 Accrochée à la fin de l’exposition « Léonard de Vinci » du Louvre, La Scapigliata charme nombre de visiteurs. Atypique, la peinture inachevée interpelle également et suscite des doutes chez plusieurs experts. L’un d’entre eux, Jacques Franck, peintre et historien de l’art, spécialiste de la technique picturale de Léonard de Vinci, s’apprête même à l’écarter du corpus du peintre dans la thèse qu’il consacre à l’artiste. « J’avais des doutes depuis de longues années sur l’attribution de La Scapigliata : en revoyant l’œuvre dans l’exposition, j’ai acquis la certitude que cette belle esquisse n’est hélas pas autographe », confie-t-il en exclusivité au Journal des Arts. « Je l’ai minutieusement examinée à plusieurs reprises en consultant, en outre, des documents d’imagerie scientifique, en particulier la réflectographie infrarouge. Tout cela m’amène à conclure que c’est une œuvre d’un grand charme, mais pas, ou sinon très peu, de la main de Léonard. L’infrarouge ne révèle pas, à mes yeux, les caractéristiques techniques typiques du dessin vincien. Il y a notamment une simplification excessive du contour de la mâchoire inférieure. »

Plusieurs éléments ont alerté le chercheur, notamment des erreurs de dessins si importantes qu’elles lui semblent rédhibitoires pour donner le tableau à Léonard. « Par exemple, la perspective de la bouche est fausse, car elle montre celle-ci un peu trop de face, alors que le visage est représenté en profil perdu ou presque. La paupière inférieure dextre, mal décrite, remonte de manière très dure vers le nez. Il faut noter encore que la position de la tête par rapport au reste du corps n’est pas clairement définie, pas plus que le menton, un peu saillant et carré. »

Mais l’élément le plus à charge est son crâne presque difforme, que même les visiteurs les moins attentifs n’ont pu manquer de remarquer. « Ce crâne est étrangement allongé dans la partie postérieure, confinant à la dolichocéphalie. Il est impossible que l’artiste, par ailleurs anatomiste éminent, ait commis une erreur aussi grossière », observe-t-il. « Le bien-fondé de cette objection est vérifiable, car il existe des repères historiques entièrement crédibles. En effet, les nombreuses et magnifiques études pour la Léda conservées au château de Windsor montrent une pose inclinée de la tête quasi analogue : dans chacune d’entre elles, la forme du crâne est parfaite. »

Mais si ce tableau n’est pas du maestro, qui en est l’auteur ? Jacques Franck avance le nom de Giovanni Antonio Boltraffio, un des assistants les plus doués de l’atelier milanais de Léonard, qui est parvenu à imiter son maître de manière troublante. À telle enseigne que des œuvres longtemps attribuées à Vinci, lui ont finalement été données, comme La Madone Litta. Le chercheur a notamment pu établir des points de comparaison entre La Scapigliata et un dessin attribué avec certitude à Boltraffio : une Tête de Vierge très fidèle à l’esprit de Léonard, conservée à Chatsworth House.

Une controverse ancienne

Ce n’est, au demeurant, pas la première fois que la paternité du tableau suscite la controverse. Son histoire ancienne est mal documentée et il existe de nombreuses zones d’ombre sur la période et les circonstances de sa réalisation. Des indices laissent à penser qu’elle pourrait provenir de la collection d’Isabelle d’Este, mais sa première apparition dans les archives ne remonte qu’au XVIIe siècle. L’inventaire de la famille Gonzague mentionne « un tableau sur lequel est peinte une tête de femme échevelée, esquissée. Œuvre de Léonard de Vinci ». Une information à prendre avec précaution, car, à l’époque, de nombreuses œuvres de l’atelier, voire de suiveurs étaient inventoriées sans réserve comme autographes. Le tableau change ensuite de main et arrive dans la collection du peintre Gaetano Callani. En 1826, ses héritiers le lèguent à l’Académie des beaux-arts de Parme. Puis, en 1839, il entre à la Galerie palatine, devenue la Galerie nationale de Parme, en tant qu’œuvre originale de Léonard.

Toutefois son authenticité est rapidement mise en cause, notamment par Corrado Ricci, le directeur de l’établissement. En 1896, dans le catalogue du musée, il écrit qu’il s’agit « d’une imitation ou d’un faux relativement moderne ». Quelques décennies plus tard, le spécialiste de l’entourage de Léonard, Wilhelm Suida considère, quant à lui, qu’il s’agit du tableau d’un élève de Vinci. Tandis qu’en 1939, Armando Quintavalle évoque également une « tête léonardesque ».

Interrogé sur l’attribution proposée par Jacques Franck, Vincent Delieuvin, le co-commissaire de l’exposition du Louvre confirme que les débats sur l’autographie de l’œuvre ne sont pas nouveaux. « Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui la majorité des spécialistes l’acceptent dans le corpus des œuvres autographes de Léonard », remarque cependant le conservateur. « Cette œuvre très singulière – et ce, dès le stade de la couche de préparation posée sur le panneau de bois – présente un style léonardien indéniable. Et le caractère profondément expérimental de cette œuvre ne correspond pas à ce que nous connaissons de la pratique de ses élèves. »

Léonard de Vinci, Tête de jeune femme dite La Scapigliata, vers 1501-1510, blanc de plomb ave pigment de fer et cinabre, 24 x 21 cm, Galleria Nazionale, Parme. © Licensed by the Ministero per i beni e le attività culturali - Complesso Monumentale della Pilotta-Galleria Nazionale di Parma.
Léonard de Vinci, Tête de jeune femme dite La Scapigliata, vers 1501-1510, blanc de plomb ave pigment de fer et cinabre, 24 x 21 cm, Galleria Nazionale, Parme.
© Licensed by the Ministero per i beni e le attività culturali - Complesso Monumentale della Pilotta-Galleria Nazionale di Parma.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : Un expert réfute l’attribution de « La Scapigliata » à Léonard

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