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Angelin Preljocaj : « J’ai fondu en larmes devant Les Pommes de Cézanne »

Par Céline Garcia-Carré · L'ŒIL

Le 28 mars 2019 - 989 mots

Ce mois-ci, France 5 diffuse une nouvelle série intitulée « Influences, une histoire de l’art au présent ». Chaque semaine, un documentaire suit un plasticien, un metteur en scène, etc., le temps d’une création, pour évoquer son parcours, ses maîtres, ses modèles. Partenaire de l’émission, L’Œil a rencontré le chorégraphe Angelin Preljocaj pour parler de ses « influences ».

L’Annonciation, La Fresque… Plusieurs de vos créations sont en lien avec la peinture. D’où cette inspiration vous vient-elle ?

Angelin Preljocaj -  La question du corps est présente dans l’histoire de l’art jusqu’à l’abstraction. Depuis le début de l’humanité, l’homme a beaucoup travaillé à la représentation du corps, comme dans les peintures rupestres. Ce genre de détails de l’histoire de la peinture est important pour moi : l’idée du cadre, du mouvement, de la forme. Tout ce qui est lié au corps me questionne.

Vous avez plusieurs fois évoqué ce déclic ressenti devant une photo de Rudolf Noureev, à 12 ans. Quel a été votre premier choc esthétique ?

C’est venu en fait plus tard, à l’âge de 18 ans, lorsque j’ai visité une rétrospective sur Lucio Fontana, à Rome. Je trouvais le début de l’exposition intéressant, notamment sur son degré de maîtrise de l’art figuratif, quand, tout à coup, je vois cette toile lacérée. J’ai eu une émotion très forte, non parce qu’il ouvrait la toile d’un coup de cutter – je ne suis pas sûr que cela soit forcément empli de sens et d’évidence en soi – mais au regard de l’ensemble de son parcours, ce qui l’a amené à traverser la toile. C’est là que j’ai compris que le chemin compte plus que le résultat.

Quels ont été vos autres chocs esthétiques ?

Je retiens surtout une visite au Met, à New York, où je me suis retrouvé dans un petit espace triangulaire au milieu de toiles de Monet, Gauguin et Cézanne. J’ai fondu en larmes devant Les Pommes de Cézanne. Personne n’a peint des pommes comme cela ; ce n’est plus la reproduction du réel, c’est l’essence même. Cézanne est à l’intérieur de ce qu’il peint.

Vous avez collaboré avec plusieurs plasticiens : Enki Bilal pour Roméo et Juliette, Fabrice Hyber pour Les Quatre Saisons, Adel Abdessemed pour Retour à Berratham. Que vous apportent ces rencontres ?

Travailler avec un plasticien m’apporte des contraintes qui me déroutent dans le bon sens du terme. Je cherche à être déstabilisé, car pour moi c’est être en mouvement. En tant que chorégraphe, je recherche comment je peux dériver, changer d’axe, de point de vue à travers ces collaborations. La pire chose pour un artiste est d’être pris dans l’ornière de son propre « style ». C’est à cela que j’essaye d’échapper à travers ces rencontres.

Vous aviez conçu une chorégraphie à partir du tableau Les Raboteurs de parquet de Caillebotte pour le film Les Raboteurs de Cyril Collard. Quelle a été votre approche ?

C’était une commande du Musée d’Orsay qui tentait de rapprocher des chorégraphes avec des tableaux. Au départ, on m’avait proposé plusieurs œuvres dont La Chambre de Van Gogh, mais ce tableau était trop puissant pour que je puisse trouver mon espace dedans. Je suis alors passé devant Les Raboteurs de parquet de Caillebotte et j’ai vu ces dos nus arc-boutés sur ce parquet dont les lignes m’évoquaient une partition, avec ces copeaux de bois semblables à des notes. J’ai perçu la sensualité du sol qui m’a rappelé des sensations de mon enfance – mon père menuisier me racontait la façon dont il travaillait le bois, utilisait le rabot – et tout cela m’a fortement inspiré.

Peignez-vous vous-même ?

Oui, c’est un plaisir personnel, presque solitaire. J’ai commencé à peindre à l’acrylique et je suis tombé fou amoureux de la peinture à l’huile, c’est une matière organique qui a une vie propre. Lorsque vous posez des touches de couleurs, elles continuent à vivre, la peinture à l’huile laisse le temps de la retravailler, tandis que l’acrylique est pour moi plus minérale : une fois qu’on l’a posée, elle sèche et on ne peut plus y revenir. Il y a quelque chose de très sensuel dans la peinture à l’huile, elle peut être remodelée, sa matière picturale est en mouvement.

Quel est votre rapport à la couleur ?

En danse, en musique comme en peinture, il n’y a pas un beau mouvement, une jolie note ou une belle couleur, tout cela est question de mise en résonnance. Pour moi, un port de bras n’est pas moins laid qu’un dos rond. Ce qui m’intéresse, c’est comment tout cela s’articule et fait sens de façon rationnelle, mais aussi inconsciente, subliminale. Francis Bacon disait que la peinture ne s’adresse pas à la raison, mais au système nerveux du regardeur, l’art vous déplace intérieurement.

La danse est-elle l’expression extériorisée des sentiments intérieurs ?

C’est la définition même de la danse. Un danseur qui n’est pas animé intérieurement exécute un mouvement mécanique. J’aime notamment cette phrase de Spinoza qui demande : « Que peut le corps ? » Cela résonne fortement avec la place du corps dans nos sociétés actuelles : quelle est notre propension à courber le réel ? Cette relation entre le corps et l’espace-temps m’interpelle, les notions de poids, de vitesse, de masse… Comment nos corps peuvent incurver l’espace des événements de nos vies et du monde ?

La danse, art de l’éphémère, n’a-t-elle pas un handicap face à la matérialité et à la transmission de la peinture ?

Ce que j’aime beaucoup dans la peinture, c’est la transmission que rend possible sa matérialité à travers le temps, lorsqu’un même thème est peint sur plusieurs siècles, comme, par exemple, celui de l’Annonciation. Les peintres peuvent ainsi communiquer de façon télépathique, ayant accès à la perception de ceux qui les ont précédés. J’essaye de créer des outils de transmission avec la danse en faisant noter mes ballets, et je milite pour que la danse se dote d’une mémoire à travers la notation, afin que les chorégraphes puissent profiter du dialogue entre générations de créateurs, qui ne fait qu’enrichir l’art.

Retrouvez sur France 5 le documentaire « Angelin Prejlocaj, danser l’invisible » de la collection documentaire « Influences, une histoire de l’art au présent » samedi 13 avril à 22 h 25 dans Passage des Arts et dimanche 21 avril à 9 h 25 dans La Galerie France 5.
Partenaire d’« Influences » , France Culture propose également de réécouter en poadcast la masterclasse d’Angelin Preljocaj de 2017, « Créer est une façon d’exister » , sur son site Internet www.franceculture.fr et dans l’ouvrage Créer, Radio France Editions/Éditions Iconoclaste, 258 p., 20 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : J’ai fondu en larmes devant Les Pommes de Cézanne"

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