Sur les terres du négoce

Les vente privées des auctioneers demeurent encore marginales

Le Journal des Arts

Le 29 juin 2001 - 1110 mots

Les auctioneers Christie’s et Sotheby’s ont lancé dans les années 1990 des départements de ventes privées, suivis ces derniers mois par Phillips qui s’appuie sur le cabinet de courtage créé en 1997 par Simon de Pury et Daniella Luxembourg. Une façon pour eux d’élargir la palette des services offerts à leurs clients en quête de discrétion et de rapidité, mais aussi de tailler quelques « croupières » aux marchands sur le terrain desquels ils s’aventurent. Cette activité demeure néanmoins encore très marginale.

PARIS - Beaucoup moins sinistre que le cabinet de Barbe bleue, mais presque aussi mystérieux, il existe au siège parisien de Christie’s une “special wieving room”, local où peu d’amateurs ont le privilège de pénétrer. Au bénéfice de ces “élus”, la société expose là des œuvres que, pour des raisons diverses, elle n’entend pas dévoiler. Parmi celles-ci, peuvent figurer des tableaux, objets ou meubles qui lui sont confiés pour une négociation de gré à gré.

En France, où les commissaires-priseurs se bornent (et sont d’ailleurs tenus de le faire) à n’organiser que des ventes aux enchères publiques, une telle pratique étonne. C’est oublier que les auctioneers possèdent un statut de sociétés commerciales et peuvent donc adopter le mode de vente leur paraissant le plus opportun. Ce préalable posé, voir des organisateurs de ventes publiques se substituer aux antiquaires et aux courtiers ne laisse malgré tout pas de surprendre : n’y a-t-il pas là une contradiction avec leur fonction principale ?

Si l’objection ne manque pas de pertinence, on doit cependant mesurer que de telles opérations demeurent assez marginales1 et que les auctioneers eux-mêmes ne les encouragent pas véritablement. “Il s’agit en fait, souligne Bertrand du Vignaud de chez Christie’s, d’un service supplémentaire et ‘sur mesure’ qu’une société comme la nôtre peut être amenée à apporter à ses clients ; elle doit le leur rendre avec la même compétence que celle dont elle fait montre dans son mode de fonctionnement habituel.” Chaque auctioneer fait sien, peu ou prou, un tel propos : quelle que soit sa forme, le service prime sur tout autre considération. Ces ventes – en fait des opérations de courtage – ne concernent que des œuvres importantes pour lesquelles l’auctioneer s’efforce de trouver un acheteur, privé ou public.

Discrétion et rapidité
Pour le vendeur, la discrétion et la rapidité des transactions apparaissent essentielles ; de plus – et dans le cas d’une négociation avec une institution publique –, une telle vente peut se révéler financièrement judicieuse. En 1992, Christie’s négocia 10 millions de livres le Holbein de la collection Cholmondeley qui fut cédé à la National Gallery de Londres. Si le propriétaire avait souhaité disposer de la même somme après une transaction en vente publique, il aurait fallu que le tableau atteigne 27,5 millions de livres aux enchères, selon un calcul réalisé par un journaliste du Herald Tribune2. Car il faut soustraire de cette somme les droits de succession et impôts divers. Cette option, qui donne au vendeur une certaine maîtrise sur la négociation, se justifie aussi quand il veut éviter toute publicité intempestive, par exemple s’il se défait d’une œuvre récemment acquise. L’acquéreur évite pour sa part d’apparaître en tant qu’enchérisseur et peut négocier des délais de règlement.

S’agissant de l’intermédiaire, les avantages apparaissent moins évidents. L’auctioneer sort ici de sa fonction et les règles du jeu sont inversées. La vente publique se fait en effet “à la hausse” par le jeu des enchères successives tandis que celle de gré à gré se déroule au contraire “à la baisse” : on part d’un prix donné qui ira en décroissant au fur et à mesure des refus des amateurs pressentis. Ceci ne déprécie pas forcément l’œuvre. “En 1993, se souvient Andrew Strauss, directeur du département impressionniste et moderne de Sotheby’s France, nous avons obtenu 28,6 millions pour une Nature morte de Cézanne ; quelques mois plus tôt, ce même tableau avait été offert à 14 millions de dollars à l’un de nos clients qui le refusa mais le regretta et fut même le sous-enchérisseur au moment de la vente publique !” À l’occasion, tous les auctioneers recourent à cette pratique : Phillips, malgré son déplaisant silence à l’égard de nos questions, ne s’en cache pas plus que Sotheby’s ; mais, seule Christie’s dispose depuis trois ans d’un département spécialement chargé de ces ventes, dirigé par Dominique Lévy : “une cellule, dit-elle, qui travaille en étroite collaboration avec les divers spécialistes de la maison, car nous pouvons intervenir à propos d’œuvres très variées”.

Les marchands affichent un certain détachement
Car, si les ventes privées concernent au premier chef les tableaux modernes et contemporains, œuvres se situant – en termes de valeur financière – au sommet du marché, il n’y a pas d’exclusive à ce sujet. En 1997, Christie’s a ainsi servi d’intermédiaire pour faire entrer au Louvre un important David, et si Sotheby’s met prochainement en vente le dessin de Michel-Ange provenant des collections de Castle Howard c’est parce que les musées écossais n’ont pu réunir les fonds nécessaires à son acquisition de gré à gré.

Même ponctuelles, ces négociations placent toutefois l’auctioneer en rivalité directe avec le négoce. Ce dernier ne semble pourtant pas en prendre trop ombrage, encore que les raisons avancées pour expliquer cette “cohabitation pacifique” diffèrent sensiblement. Côté auctioneers, on préfère parler de complémentarité, voire de partenariat. “Parfois des marchands viennent nous trouver pour que nous montions ensemble de telles opérations”, précise Andrew Strauss. Dominique Lévy souligne pour sa part que “pour ces ventes, nous n’avons contacté que des acheteurs potentiels très ciblés, qui sont parfois les seuls collectionneurs du type d’œuvres que nous leur proposons”. Côté négoce, si on relève que cette pratique est un signe supplémentaire de la volonté hégémonique des auctioneers, on affecte un certain détachement : les grands marchands interrogés s’estiment tous mieux armés pour exercer leur métier et mettent en avant leur traditionnelle capacité à traiter d’œuvres particulières avec des clients qui ne le sont pas moins et... qu’ils partagent d’ailleurs avec les auctioneers ! Il y a donc tout lieu de penser que ces ventes continueront à jouer un rôle limité mais non négligeable dans l’activité de ces maisons de vente.

1. En 2000, le chiffre d’affaires de Christie’s s’élevait à 2,3 milliards de dollars, les ventes de gré à gré y entrant pour environ 150 millions de dollars ; à titre de comparaison, en 1995, ces chiffres étaient respectivement 931 millions et 29 millions de livres sterling.
2. Herald Tribune, 25 avril 1992. Un pari hasardeux, le record étant alors détenu par un Vélasquez, le Portrait de Juan de Pareja, que Christie’s avait adjugé en 1970 2 200 000 guinées, soit 15 millions de livres sterling en 1992.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°130 du 29 juin 2001, avec le titre suivant : Sur les terres du négoce

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