LUXEMBOURG
Le juge européen affirme que l’Union européenne est tenue de protéger les œuvres d’art appliqué, sur son territoire.
Luxembourg. « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. » C’est par ce constat que l’écrivain Théophile Gautier a fondé, dans Mademoiselle Maupin (1835), la doctrine de « l’art pour l’art » opposant le beau (l’œuvre d’art « pur » comme valeur esthétique de l’artiste) à l’utile (l’œuvre d’art « appliqué » comme valeur bourgeoise). Une dualité qui est loin d’être anodine car, jusqu’à la loi française du 14 juillet 1909, les rares textes conduisaient à des controverses jurisprudentielles quant à la possibilité d’accueillir dans le giron du droit d’auteur les objets utilitaires (mobilier, luminaire, etc.).
Faute d’avoir pu trouver un critère déterminant, le législateur français s’est acheminé vers la théorie de « l’unité de l’art » selon laquelle l’art est un, quelles que soient ses manifestations. Ceci explique que le droit des dessins et modèles – droit spécifique au design – s’applique pendant une durée limitée, mais suffisante pour rentabiliser les investissements nécessaires à la création et à la production de ces objets (cinq ans renouvelables par tranche de cinq ans jusqu’à vingt-cinq ans dans l’Union européenne, contre quatorze ans aux États-Unis). Surtout, ce droit peut se cumuler avec la protection du droit d’auteur qui permet de se voir octroyer une protection plus longue jusqu’à soixante-dix ans après le décès de l’auteur.
Or le droit international du droit d’auteur – matérialisé par la Convention de Berne de 1886 (révisée en 1979) – prévoit que les auteurs ressortissants des pays signataires jouissent, dans les autres pays signataires des mêmes droits que les auteurs nationaux. Toutefois une exception a été posée en ce qui concerne la protection des œuvres d’art appliqué. L’article 2, paragraphe 7, prévoit que les États membres de l’Union européenne qui appliquent le cumul du droit d’auteur et du droit spécifique peuvent refuser cette protection aux dessins et modèles qui ne sont protégés dans leur pays d’origine que par une loi spécifique. Cette « clause de réciprocité » n’est pas sans conséquences puisque les œuvres d’art appliqué divulguées dans un pays qui prévoit une protection exclusivement au titre des dessins et modèles ne peuvent être protégées par le droit d’auteur y compris dans le pays où la protection est sollicitée.
Aussi un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 24 octobre 2024 mérite l’attention en ce qu’il met en échec cette clause de réciprocité.
En l’espèce la société Kwantum, basée notamment aux Pays-Bas, a mis sur le marché une chaise Paris reprenant en tout point la Dining Sidechair Wood (voir ill.) réalisée par les époux américains Charles et Ray Eames dans le cadre d’un concours de conception de meubles, lancé par le Museum of Modern Art de New York dans les années 1950. La société Vitra, basée en Suisse, qui est titulaire des droits de propriété intellectuelle sur ce modèle, a demandé aux juges néerlandais de faire cesser cette commercialisation. Face à la difficulté soulevée par le conflit entre droit d’auteur et droit des dessins et modèles, la Cour suprême des Pays-Bas a décidé d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne.
La question était simple : les États membres sont-ils libres d’appliquer la clause de réciprocité contenue dans la Convention de Berne aux œuvres d’art appliqué originaires des pays tiers qui protège ces œuvres seulement en vertu d’un régime spécial, alors même que le législateur de l’Union n’a pas prévu une telle limitation ?
Le 24 octobre 2024, un juge européen a répondu par la négative dans la mesure où « lorsqu’un objet peut être qualifié d’œuvre au sens de la directive 2001/29, il doit, en cette qualité, bénéficier d’une protection au titre du droit d’auteur conformément à cette directive, celle-ci ne prévoyant […] aucune condition tenant au pays d’origine de l’œuvre en cause ou à la nationalité de l’auteur ». Aussi un « État membre ne saurait se prévaloir de la Convention de Berne pour s’exonérer des obligations découlant de cette directive ». En conséquence, « un État membre ne peut dès lors pas, par dérogation aux dispositions du droit de l’Union, appliquer la clause de réciprocité matérielle contenue dans la Convention de Berne à l’égard d’une œuvre dont le pays d’origine est les États-Unis d’Amérique ». Cette solution est logique car l’harmonisation du droit d’auteur par l’Union européenne vise à conférer un niveau élevé et uniforme de protection. En conséquence, les États membres sont tenus de protéger les œuvres d’art appliqué sur le territoire de l’Union européenne indépendamment du pays d’origine de ces œuvres ou de la nationalité de leur auteur.
Cet arrêt est important, car remettant en cause la position de la France dont la Cour de cassation a pu refuser, le 7 octobre 2020, la protection par le droit d’auteur de la Tulip Chair (voir ill.) d’Eero Saarinen, éditée par Knoll, faute d’être protégeable à ce titre dans son pays d’origine : les États-Unis. Le juge français avait alors marqué un brutal coup d’arrêt aux éditeurs américains de mobiliers qui se battaient pour tenter de profiter, sur le sol européen, de la théorie de l’unité de l’art afin de ressusciter sur le fondement du droit d’auteur des revenus sur des créations de design des années 1950.
Désormais, les États membres de l’Union européenne doivent accorder une protection par le droit d’auteur aux œuvres d’art appliqué qui répondent à l’exigence d’originalité imposée par les textes et dont la preuve n’est pas toujours aisée, bien que le juge français a récemment admis la protection du tabouret Tam Tam d’Henry Massonnet (tribunal judiciaire de Lyon, 20 octobre 2020) ou la chaise Baba d’Emmanuelle Simon (tribunal judiciaire de Lille, 13 septembre 2024). Grâce au juge luxembourgeois, le droit des designers étrangers en sort renforcé sur le sol européen. Cet arrêt risque d’influencer les prochaines négociations de l’Union européenne en matière de propriété intellectuelle.
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Protection renforcée pour le design américain en Europe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°644 du 29 novembre 2024, avec le titre suivant : Protection renforcée pour le design américain en Europe