Martyr ou Satyre ?

Par Jean-Louis Gaillemin · L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 716 mots

Ce bronze sur son socle en marqueterie de Boulle ne laisse pas indifférent. 

Nous sommes loin de la sérénité et de la calme grandeur des Olympiens, même réduits à la dimension de bibelot. Il ne s’agit pas non plus d’une représentation d’un personnage de l’histoire antique. Cet homme attaché à un arbre pourrait faire office de prisonnier, mais où sont les marques de son héroïsme ? Aucun témoin, aucun « pendant » n’explique l’épisode, ne « moralise » l’histoire.

En s’approchant, la surface de la silhouette contorsionnée apparaît curieusement tressée ; ces boudins sont des fuseaux de muscles, l’homme est entièrement écorché et brandit sa dépouille comme un trophée : victoire ou humiliation ? Un inventaire ancien le décrit comme un saint, mais ses cris semblent peu conformes à la sérénité chrétienne.

Les Grecs nous ont transmis une histoire d’écorchement. Celle de Marsyas, le satyre qui a imprudemment ramassé la double flûte inventée et vite jetée à terre par Athéna. Heureux de sa trouvaille, Marsyas maîtrise à ce point l’instrument qu’il provoque Apollon avec sa lyre à une joute musicale ; le perdant sera écorché. Des vases en terre cuite nous montrent Apollon, le bras sur la tête dans une pose abandonnée, contemplant, serein, le satyre en train de s’agiter au rythme infernal de la double flûte. Entre les deux, l’archer scythe, sorte de policier, est chargé d’exécuter la sentence. Plébiscité par les muses, peut-être de parti pris, Apollon reste vainqueur, et la lyre, symbole d’harmonie universelle, l’emporte sur l’instrument à vent des rythmes viscéraux et instinctifs. Platon – comme Aristote – bannit la flûte « ramolissante » de l’éducation des jeune gens. Le satyre grossier qui a eu l’audace de se mesurer à un dieu sera puni pour son hybris, sa démesure. La statuaire romaine nous présente un groupe de trois statues : Apollon assis avec sa lyre, Marsyas accroché à un arbre et entre les deux le Scythe, parfois appelé le Rémouleur, aiguise son couteau. Le temps est suspendu, le premier cri n’a pas encore été poussé. L’artiste antique n’ira pas plus loin. Tout est laissé à l’imagination. Il faut attendre la Renaissance pour qu’Apollon se saisisse lui-même du couteau et s’affaire, pour que Marsyas soit dépouillé, qu’il soit même renversé, jeté à terre, sous le couteau du dieu solaire.

Pourquoi ce surcroît de cruauté ? D’abord parce que l’art renaissant se construit sur deux principes : la perspective pour la composition de la scène et l’anatomie pour le dessin des personnages. Quoi de plus beau qu’un écorché pour faire montre de sa science anatomique ? Sur les premiers traités d’anatomie, les modèles prennent des poses distinguées, le bras pointant sur un sujet imaginaire, portant éventuellement leur dépouille sur l’avant-bras. L’écorché devient une figure aussi naturelle que pittoresque. Dans la cathédrale de Milan, un imposant écorché porte un livre en même temps que sa dépouille, c’est un saint. Saint Barthélemy, un des douze apôtres, qui serait parti évangéliser l’Orient et aurait été supplicié par écorchement puis crucifixion, sur les bords de la mer Caspienne. Les artistes à partir de la Renaissance se sont ingéniés, comme Ribera, à multiplier les plongées et les raccourcis pour montrer l’horreur du supplice, ils l’ont laissé parfois accroché à l’arbre, les yeux révulsés. Du ciel, une main se penche et lui tend la palme du martyre.

La popularité de l’apôtre écorché – il était invoqué pour combattre les maladies nerveuses infantiles – rejaillit sur Marsyas qui devient le martyre d’Apollon.

Mais s’agit-il d’une punition ou d’une extase ? « Pourquoi m’arraches-tu à moi-même ? » demande le satyre à Apollon dans le texte des Métamorphoses d’Ovide. Le supplice serait-il la représentation métaphorique d’une expérience intérieure ? celle d’un homme « arraché à lui-même » à sa personnalité terrestre, à ses traits individuels ? Se serait-il détaché de sa « peau » de tous les jours pour atteindre l’universel ? cet universel proclamé par les harmonies de la lyre ? C’est ce que semble penser Dante, au début de La Divine Comédie, en demandant à Apollon de le traiter comme Marsyas, de l’arracher à son fourreau (fourreau qui se dit en latin vagina), comme si l’inspiration apollinienne conférait une nouvelle naissance, celle, dans l’homme, du poète ? Marsyas et Barthélemy se rejoindraient ainsi dans l’extase d’une nouvelle connaissance, surhumaine, divine.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Martyr ou Satyre ?

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